2/21/2014

Chapitre 12

Tout ce qui est sans vie



"La folie, c'est l'état d'un esprit qui s'abandonne sans règles à toutes les chimères dont il est frappé."
- Charles Nodier






Je suis dans une pièce, un petit espace simple, un cube aux bords bien définis. Les angles courent le long des parois blanches, et se heurtent aux meubles. Le plus imposant d'entre eux est une bibliothèque remplie de vieux livres... certainement une collection personnelle, car plus personne ne les utilise aujourd’hui. À ma gauche, ouverte à toute lumière, une fenêtre nous offre une vue gigantisme de la ville, dans toute son étendue et dans toute sa paralysante profondeur.

Mes yeux scrutent toutes ces choses statiques.

15 :20 / Mon compagnon de travail, Alexandre MacEwen, est sujet à un étrange phénomène : sa pression artérielle est étrangement base, alors que son taux d’adrénaline est très élevé. Il semblerait qu’il y est une dissociation entre ce qu’il ressent et ce qu’il pense.

Inerte est mon corps, malgré tous les mécanismes qui l’animent intérieurement. Je suis assis sur une chaise, les mains posées de chaque côté de l’accoudoir aux angles aigus. Chacun de mes membres me parait lointain, comme si je regardais des buildings par-dessus la fenêtre, le vide sous moi. Un murmure me fait changer l'orientation incertaine de mon regard. En face de moi, une bouche me parle. Elle est sèche, parsemée de craquelures. Entourée par une barbe noire bien travaillé, elle pinaille et s’agite sans cesse. Les alentours du visage se dessinent alors : un long nez droit, cerné en haut par de grands yeux fixes. C’est cette tête qui me parle, une tête assise sur un corps immaculé vêtu d’une blouse blanche.

Tout prend forme et se construit autour de moi, constant, froid et cyclique.

15 :21 / Il a rendez-vous avec le médecin Saurenne, qui traite sa femme. Celui-ci commence à lui exposer les faits, mais Alexandre ne réagit pas à ses paroles. Je suis très inquiète, ce n’est pas normal. Et je ne peux pas agir, il ne m'écoute plus depuis l'accident.

La voix de l’homme en face de moi est stridente, brouillée, semblable à des acouphènes... dont les ondes semblent emprisonnées dans la salle. Elles reviennent vers moi par vagues, plus inaudibles à chaque passage. Je résiste, et grimace. Décrypter son message est difficile.

Il parle d’une coquille vide, du siège des émotions qui s’en serait échappées. Il pointe du doigt son propre corps, puis le mien, et rajoute que ce troisième corps "vide" fonctionne grâce à une sorte de dispositif... ou d'organes externes, composés de métal et de plastique.

Mais de quoi parle-t-il ?

15 :22/ Le docteur Saurenne lui révèle un diagnostic bien pessimiste concernant sa femme : la mort cérébrale a été officiellement déterminée, le 13 Août 2105 à minuit sept du matin, alors qu'il somnolait à son chevet. Son corps est maintenu en « vie » grâce à des machines. Il ne réagit toujours pas.

La coquille vide… une vita-keep désertée ? Le siège des émotions… un banc perdu au milieu d’un champ ? Mon corps et le sien… un rendez-vous de plus que je n’ai pas su tenir. Je me souviens, tout me revient comme devant un film. La bobine prend feu. De l’acide inonde mes yeux. Tout se brouille et disparaît devant moi.

15 :23 / Alexandre tourne la tête vers la fenêtre et pleure, en s’agrippant fermement aux accoudoirs. Le médecin lui propose quelque chose qui semble au-dessus de ses moyens.

Je suis dans une petite barque, perdu au milieu d'une mer noire d'encre. Au loin se dessinent de timides étoiles qui scintillent de façon variables… comme des phares qui m’appellent. Certaines sont rapides, alors que d’autres me fixent sans cligner des yeux. En tentant de me rapprocher de la plus proche, mon bateau se heurte à un récif : c'est un grand livre érodé, usé par le sel. Est-ce l’un de ceux que contenait la bibliothèque ? Je m'approche et commence à lire la seule phrase qui n'est pas sous les flots : « Les Bacchantes, voyant qu’Orphée reste fidèle à son aimée, décident de le déchiqueter vivant».

La douleur me terrasse, plus virulente. Je cris en passant par-dessus bord.

15 :24 / Un râle mêlé aux sanglots s'échappent de sa bouche, alors que le médecin lui dit qu’il n’y a plus d’espoir pour sa femme. Il lui annonce que débrancher la machine, c’est le geste final en sa mémoire.

Mon corps s’agite, en proie à des douleurs dissonantes. Mon esprit est perdu au milieu de cette mer agité, je crie, "À l'aide", en tentent de garder la tête hors de cette eau immonde, visqueuse et sale.

Une planche ! Je m'en approche, et à peine je m'y accroche que l’eau s’évapore, laissant place au vide. La planche s’avère être une règle en bois, elle-même tenue par un colosse, qui la dirige vers un mur noir. Celui-ci domine, de par sa hauteur, d’attentifs enfants assis en rang. Bien droit, il récite de façon mécanique son cours sur le cycle de la vie : naissance, vie, mort. Naissance, vie... Tels des moutons, les mômes suivent du regard le moindre de ses gestes, le moindre endroit que pointe l’enseignant.

Comme la mer qui essayait de me couler, ici la pesanteur m’aspire vers le fond. Je commence à lâcher prise, balloté d’un point à un autre. J'ai beau crier, demander d’arrêter, mais personne ne m'entend.

15 :25 / Le médecin lui tend une page électronique, tout en pointant le petit rectangle ou il doit signer, afin de donner son accord pour l’arrêt de la machine... Mais pas que. Sa femme est devenue une sorte de "créature mythique" auprès du corps hospitalier. Ils veulent l'examiner, comprendre ce qui ne marchait pas dans son organisme. C'est à dire tenter de réussir là où Alexandre a failli depuis ces 50 dernières années. Le médecin rajoute avec un sourire compatissant, qu’il a tout le temps pour y réfléchir, et que personne ne l’y forcera. Lui seul doit prendre cette dure décision.

"La mort d'Estelle pourra peut-être servir à aider d'autres personnes".

Je dénote un haut niveau d'hypocrisie. Ils n'ont pas voulu l'aider de son vivant, et à présent qu'elle n'est plus, ils sont tels "des corbeaux, à se disputer sa dépouille".

Quoi qu'il en soit, cette phrase a le mérite de réussir à capter l'attention d'Alexandre, qui lui jette tout de suite un regard noir. Il se lève.


Je me ressaisis ! Et j'arrive enfin à grimper sur la fine tranche de la règle. Mais à peine j’arrive à tenir debout que l'angoisse me tenaille de nouveau : le colosse tourne la tête et me repère. Vif et implacable, il se change en chasseur... une immonde bête informe, sans yeux, la bouche béante flanquée de plusieurs rangées de dents.

Ses multiples trophées sont suspendus aux arbres par de gros clous, dans des cadres bien certifiés, homologués. La forêt ne compte parmi elle que des arbres oblongs et étroitement resserrés. Rien pour s'agripper, aucune prise, aucune échappatoire.
Les cors résonnent ! Le monstre déploie alors ses nombreux bras décharnés dans ma direction. Le message est clair : il ordonne la « chasse à l'homme » à ses élèves, tous devenus des chiens.

Nul autre choix ne s’offre à moi : je me métamorphose à mon tour en une bête... La bête qu'ils veulent que je sois.

15:27/ Alexandre balance contre la vitre la page électronique, et prend violemment le médecin par le col en s'exclament :
"Bande de parasites, jamais vous ne toucherez à un seul de ses cheveux, JAMAIS !!!"

Je suis obligé d'allumer son alarme "d'infraction du code de bienséance". Il a outrepassé ce qui lui est autorisé. Un blâme lui sera attribué, une fois que j'aurais remis mon rapport à l'Alleron.

Et j'outrepasserai aussi le code, en soulignant que j'approuve sa cohérente réaction, et que je le soutiens : j'ai passé des mois à l'observer, et jamais il ne s'est mis en colère de façon injustifiée. J'aurais logiquement agi de cette façon, si j'étais humaine.


Les molosses sautent sur moi ! J'ai beau me défendre, ils sont trop nombreux, et finissent par m'immobiliser. L'un d'entre eux se jette à mon coup, serrant les crocs pour m'asphyxier. Ma vie se répand sur le sol. Goute après goute, mes forces m’abandonnent. 

Je tends la main, fébrile… Est-ce ainsi que ça doit se finir ?... Non, car elle est encore là!

15:29 / De nombreux infirmiers font leur apparition et maintiennent Alexandre loin du médecin, qui reprend son souffle. Mais face à ce qu’il perçoit comme une attaque, Alexandre perd tout contrôle et se débat violemment. L'un d'entre eux sort un collier anesthésiant, afin de l'endormir. Aussitôt celui-ci passé autour de son cou, Alexandre tombe dans les pommes.

On l'installe alors dans l'une des chambres voisines. La « terreur » est maîtrisée, et déjà on parle de lui dans les couloirs, comme étant le "dernier phénomène de foire".


De nombreuses rumeurs se répandent à son sujet, se déformant aussi sinueusement que les couloirs de l'hôpital. Les humains appellent ce phénomène "le téléphone arabe", un jeu dont il est difficile de décider du vainqueur.

Transmission depuis Asclépio...

"C'est simple, il est devenu fou depuis que sa femme est morte".

C'est bien elle ! Estelle… Je reconnais son sourire !

"On dit qu'il a décroché la mâchoire de Sasha, et même pire, qu'il a failli étouffer Monsieur Saurenne".

Tellement doux, cerné par quelques rides, d’où culmine un joli petit nez et de magnifiques yeux en amande.

"Non mais attends, tu ne connais pas le plus dégoûtant : sa femme était aussi vieille que mon arrière-grand-mère ! Haha... Tu imagines toi, devoir embrasser ton mec sous les traits d'un vieux bonze millénaire ?"

Son rire est aussi frais que le renouveau des beaux jours. Car il est une promesse qui réchauffe mon cœur : l'entendre, c'est la savoir en vie près de moi.

"Arrête, ce n'est pas drôle, il doit être désespéré pour agir ainsi. C'est impensable aujourd’hui de mourir. Ce doit être horrible de faire partie des malchanceuses exceptions."

Durant ces 60 ans, elle m'a fait l'honneur d'être le seul à lui appartenir.

"À ce qu'il parait, sa femme n'a pas été sélectionnée à la naissance. Il y en a qui sont complètement inconscients ! Ils choisissent de pondre des gosses qui auront forcément des tares... Il faut pas venir se plaindre après !"

Elle est parfaite à mes yeux, malgré ses petites imperfections. Car même si le temps lui a dérobé son visage, elle n'a pas perdu sa beauté la plus profonde.

"Oui, m'enfin il faut remettre ça dans le contexte, à l'époque, ce n'était pas obligatoire. Il n'y avait pas les pressions sociales qu'il y a maintenant. Et puis, je crois qu'elle appartenait à une génération où on laissait la nature décider à notre place."

Je suis chanceux... Je suis heureux... Je suis comblé.


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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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