5/05/2015

Chapitre 18

Tout ce qui est possible 
(partie 2)


Car personne ne devait être épargné par les trois Moires. 
Passé, présent et futur... La fileuse, la répartitrice et l'implacable. 
Elles n'oublient ni les hommes, ni les dieux.





Un homme, face à moi me regarde. 
Un paradis luxuriant l'encadre, dans ce qui relèverait plus d'une toile de maître que de la réalité. Une jeune femme aux cheveux azurés flotte vers lui. Son visage est doux comme celui d'un ange. Elle tient un présent, une belle promesse, pour sûr. 
Et malgré cette scène idyllique, l'homme a un regard vide, en décalage complet avec ce qui l'entoure. Vide... Comme l'espace qui me sépare de notre bonne vieille terre.

Car oui, cet homme, c'est moi. Enfin, semble-t-il. Je ne le reconnais pas... je ne me reconnais plus. Et c'est sur cette épaisse et froide vitre que se reflète ce mirage un peu trop parfait, cette vie qui ne me fait aucun écho. Je suis... Déconnecté. Cela fait plusieurs semaines que tous les jours, je viens dans ce parc, pour attendre... attendre quoi ? Un changement, un nouveau souffle de vie pour mon âme, essoufflée, perdue depuis que mon étoile s’est éteinte. 

Cette tignasse bleue, croit-elle que je ne l'ai pas remarquée ? Depuis quelques couchers de soleil, cette rose imaginaire a poussé dans le jardin, ne cessant de mimer patiemment mon attente. Fragile, sa main touche mon épaule, me ramenant de l'autre côté du miroir. Avant qu'elle ne dise quoi que ce soit, je décide de répondre à son geste à ma façon.

- Je me demandais quand vous alliez vous décider à venir. Croyez-vous au destin ?

- Comment ? Le... destin ? Bien sûr que non !

- Pourtant, je savais que vous viendriez... je l'ai vu. Par contre, je suis incapable de dire ce que cette boîte peut contenir. Ça change à chaque fois.

Elle retire sa main et me dévisage : il est clair qu'elle me prend pour un fou. On aurait pu faire mieux comme introduction !


_________________Louise_________________


Je dévisage son reflet, alors qu'il me raconte des inepties. Ses cheveux très courts entoure un visage creux, marqué par de trop grandes doses de médicaments. Plus de barbe, alors que sur toutes ses photos, il en portait une... Est-ce un choix délibéré ? S'affranchir de son ancien physique pour mieux oublier ? Ses yeux sont encore pires, cernés et brumeux, perdu quelque part dans l'oubli. Y a-t-il encore quelque chose à récupérer chez cet homme visiblement détruit ? Sa tenue gris-claire et sobre est celle admise pour les patients privilégiés de HG-Médecine, sur la station Space Equator. Sur sa poche gauche, bien visible, leurs logos... comme pour marquer un peu plus leur bétail au fer rouge.

Un petit quelque chose dépasse de cette poche : un carnet pourpre. Un carnet, dans une poche qui sert principalement d'ornement ? Tout est en décalage avec ce que je sais de lui, sauf ce petit quelque chose qu'il garde prés de son cœur. Certainement le seul vestige de son ancienne vie... J'ai trouvé ! La voilà mon accroche pour recoller les morceaux !

Mais ses paroles me troublent. Quelqu'un l'aurait-il prévenu de ma visite ? Quoi qu’il en soit, rentrer dans son jeu est ce qui me semble le plus judicieux.

- Ça change à chaque fois ? Que pensez-vous que ce soit ?

- Je ne sais pas... Un jour, vous m'offrez le monde, le lendemain, vous m'apportez ses cendres... et finalement, en dernier, un étrange réconfort sans forme propre.

- ... J'ai toujours su que j'étais d'une grande générosité.

Oula ! Eh bien... je savais qu'il était gravement atteint après avoir lu les rapports de son psy, mais je ne pensais pas que c'était à ce point ! Il est complètement illuminé ! C'est forcément à cause des pilules.


________________ Alex__________________


Je me suis complètement grillé à ses yeux, ça se voit. Mais comment expliquer autrement ses visions envahissantes ? La boite de Pandore... L'urne cinéraire... Et le cadeau inconnu... L'Orcha m'avait prévenu, c'est un don rare, mais je ne peux forcer personne à me croire.

- Excusez-moi. Je suis impoli de vous bassiner avec ce genre de choses. Je m’appelle Alexandre.

- Enchantée Alexandre, moi c'est Louise.

Elle me tend sa main. Je la lui serre cordialement. Alors que d’immenses bulles d'eau, privées de toute pesanteur, encadrent son portrait, je trouve la situation de plus en plus étrange. Je n'avais pas parlé à quelqu'un directement depuis bien trop longtemps... et ce simple échange verbale me fait déjà un bien fou. Je m'ouvre un peu plus à ce qui m'entoure, et commence doucement à voir la beauté des lieux : ces formes d'eau géantes navigant avec la grâce d'une méduse, la plupart tachetées par de petits poissons rouges, des milliers de petits Hooks. La végétation abondante sur toutes les parois n'est que courbes et couleurs vives. Ces rideaux de fleurs luxuriant... ces sculptures, ces belvédères et ces colonnades de style romantique. Je me sens m'enhardir.

- Que me vaut votre visite ?

- Vous ne m'avez jamais rencontrée, mais je suis une de vos collèges. Je travaille aussi sur le projet Alpha Discovery, mais dans une autre section. J'ai... appris tous vos malheurs, et... j'ai pensé qu'il était nécessaire de vous remonter le moral.

- Vraiment ? Pardonnez mon cynisme, mais je ne crois plus en ce genre de geste désintéressé. Aujourd'hui, seul l’accomplissement personnel est prôné, et la plupart des gens ne pensent qu'à leur petit nombril.

- Bien... je vais être franche avec vous : votre mise à l'écart sur le projet a eu de sérieuses conséquences sur mon travail. Au début, j'étais très en colère, mais je n’étais pas au courant pour votre situation. J'ai cherché à savoir pourquoi la Terre ne tournait plus depuis votre départ du petit univers d'Al-Industry, et ma colère a laissé place à la tristesse et à la compassion. Vous n'êtes pas le seul à avoir perdu quelqu'un. Rares sont ceux, aujourd'hui, qui goûtent à la perte d’autrui, mais j’en fais aussi partie. C'est pour ça que je suis ici : je sais qu'il n'est pas bon pour vous de rester dans ce trou à rat ! Vous devez aller de l'avant, et continuer ce qui était prévu pour vous.

- Ce qui était prévu... Ha ! La seule chose que je sais, c'est que le monde est fait de certitude et d'inconnu, de constantes et de variables. Je ne suis qu'un homme, et seul Dieu sait ce de quoi est fait demain !

Dois-je croire cette rose solitaire qui me dévoile ses belles épines, et m'assurant qu'elles sont en mousse ?!


_________________Louise_________________


- Justement ! Ouvrez les yeux ! L'un de vos plus grands rêves est devant vous, et il vous attend ! Imaginez, partir vers de merveilleuses aventures intersidérales ! Il vous suffit de le vouloir assez et de tendre la main. Et si vous n'avez pas la force de le faire seul, je suis là pour vous aider.

Son regard change, et cette fois, je peux y lire des sentiments s'en échapper. La corde est encore sensible, malgré tous les désensibilisateurs qu'ils lui ont fait ingurgiter. Mais il ne me répond pas, et trop insister reviendrait à rompre ce fragile équilibre qui s'instaure entre nous. Il faut qu'il s'ouvre à moi, non qu'il se referme. Il est temps de détourner l'attention !

- Tiens, qu'elle est cette chose que vous avez dans votre poche ? Un livre ? Je ne crois pas en avoir vu depuis que je suis toute petite !

Il baisse la tête, comme étonné de l'avoir sur lui. Avec une beaucoup de précautions, il prend le petit objet et en caresse la couverture, amoureusement. Mais il ne le feuillette pas, le laissant clos, comme une sainte relique dans son coffre doré. Le message est clair, il ne veut pas que j'empiète sur son histoire. Bien... Il est donc temps d'utiliser mon joker !

- Bon... Visiblement, ce n'est pas aujourd'hui que vous allez changer d'avis. Vous avez encore besoin de temps, et ça se comprend. Si vous avez besoin de quoi que ce soit... je serai là. Hum... je vois mon collègue arriver, je vais devoir vous laisser. Oh ! Et j'oubliais presque... Tenez c'est pour vous ! Alors, ce n'est ni le monde, ni ces cendres, juste un simple cadeau. J'ai pensé... je pense que ça pourrait vous faire plaisir.


________________ Alex__________________


Cette petite curieuse se décide enfin à me donner l'objet, que je crains et convoite à la fois depuis que je l'ai entrevu. Mais à présent qu'il est entre mes mains, je n'ose regarder ce qui s'y cache.

- Eh bien alors... qu'attendez vous ?

J'en épluche donc les couches successives, habilement entassées. Et au cœur de celle-ci, se cache un... Oui, c'est bien ça, un citron ! De petits fils rouges et bleus parcourent la surface de l'agrume. Je fronce les sourcils, déçu. Y a-t-il un sens caché derrière tout ça ?

- Oui je sais, la forme n'est pas des plus judicieuses, mais que voulez-vous ? C'est la seule solution que j'ai trouvée pour la faire sortir des locaux sans me faire pincer. Vous la reconnaissez ? C'est votre chère Alette !

- Alette ?! Mais...

Je retourne l'agrume et remarque tout un système élaboré, utilisant le fruit comme pile électrique ! Je reconnais de suite son œil unique, agrafé adroitement, palpitant fébrilement tel un oiseau à l'agonie.

- J'ai aussi pensé à utiliser une patate... mais le jaune est une couleur bien plus joyeuse. Bon, par contre, elle ne doit plus avoir beaucoup d'autonomie, la pauvre. Si j'étais vous, je volerais a son secours en la branchant sur le secteur.

- Mais... Mais vous êtes folle ! Alette, tiens bon !


_________________Louise_________________


Alexandre semble beaucoup apprécier mon cadeau, et il réagit enfin "positivement" ! Car, sans attendre, il utilise un petit drone pour se tracter rapidement vers une borne énergétique. Je le suis à la trace, faisant signe à Michal d'attendre encore un peu. Alexandre est complètement paniqué, bien loin du légume présenté dans les enregistrements. Ravie que mon plan fonctionne, je lui souris.

- Je pense revenir demain.

- Ne vous approchez plus jamais de moi ! Je ne veux plus vous voir !

- Au même endroit ? Ok. Je vous présenterai Jin.

- JIN ?!

________________ Alex__________________


Alette m'échappe de la main et s'envole doucement vers d'autres cieux. Mon sang n'a fait qu'un tour à l’énonciation de ce prénom. Me reviennent alors en tête, le moment fatidique ou ma vie a profondément changé, peu de temps avant que l'Orcha ne m'apprenne la mort de ma femme :" Tout ce que tu as à faire, c'est me promettre une chose [...] Que rien ni personne ne t'empêchera d'aller dans l'espace [...] Quelqu'un se mettra en travers de ton chemin, et ce quelqu'un se nomme JIN."

- Jin ?... Qui est ce Jin ?!!!

- J'ai piqué votre curiosité ! Bien ! À demain alors. En attendant, occupez-vous bien d'Alette ! C'est une charmante IA, ça serait fort dommage de la perdre.

Elle s'en va comme elle est venue, flottant présomptueusement, m'abandonnant avec cet étrange arrière-gout : elle a versé sur mes plaies son jus amer, reconnectant par cet électrochoc mon esprit à mon corps. Je n'arrive pas à lui en vouloir malgré la fureur qui me tenaille.
Est-ce contre moi-même que j’enrage ?



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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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