6/08/2016

Chapitre 21

Tout ce qui submerge et subsiste (part 1)



« Il faut que cet inconnu n'ait plus aucun rapport avec l'Humanité dont il s'est séparé. Il n'est plus sur Terre, il se passe de la terre. La mer lui suffit, mais il faut que la mer lui fournisse tout, vêtements et nourriture. »

- Jules Verne, Correspondance







Inutile de lutter.
Une voix me murmure quelques mots alors que je commence à sombrer.

- On se retrouve de l'autre côté !

Le sarcophage fermé, la pression grandi et comprime mes tympans. Ma vision se réduit, et mon corps, piqué de mille pointes gelées se rigidifie. Je suis un bloc de glace détaché, une parcelle d'iceberg atrophié, qui suit la lente course d'un navire qui coule inéluctablement.

- Connexion en cours... Veuillez patienter quelques instants.

Arrivé à une certaine profondeur, tout ralentit pour finalement se stabiliser. Il fait incroyablement sombre. Les grains de soleil peinent à se faufiler entre les molécules d'eau comprimées. Mais un autre type de lumière surviens doucement, tournant sur lui-même, hypnotique, envahissant de fractales fluorescentes tout mon espace. Une voix féminine en émane.

- Bienvenue ! Je me nome Key. Je suis votre guide au sein du Nautilus. Dans quelques instants, je répondrai à toutes vos questions. Mais pour l'instant, afin de vérifier que votre liaison est stable et qu'aucune perte n'est à déplorer, veuillez décrire en détail votre dernier souvenir.

- Je... Je... c'est... difficile...

- Prenez tout votre temps.

Cette entité tourne toujours face à moi, reconstituant petit à petit, losange après losange, ce qui ressemble à une réalité : un espace vert se dessine. Ma première sensation est l'odeur sucrée et chaude de résine qui s'invite dans mes narines, alors qu'au loin, les vagues chantent en harmonie avec le cricri des grillons. À présent que tout est net, je peux admirer le paysage ! De nobles pins parasols se dressent, enrichissant le ciel d'un vert ténu, et tapissent le sol d'aiguilles dorées par un soleil généreux. De vieux blocs de grès, vestiges d'une ancienne civilisation, encadrent les espaces, offrant des points d’accueil aux œillets, aux hortensias bleus et aux passiflores grimpant. Un léger vent saharien leur apporte un doux mouvement. Je me sens apaisé, tout me revient.

- Je revois le visage de mon double, Jin. Alette saute de mes bras à son épaule... avant... avant que l'on ne m'enferme dans cette espèce de frigo.

- Bien. D'autres détails ?

- Des détails ? Peu de temps avant, le directeur a fait un discours pompeux, rempli de gestes expansifs. A ses côtés, le sous-directeur Rodolphe Han affichait une dentition parfaite, mais ne cessait de se gratter le bras... et quelques chargés de sous-section comme Ulrich Weidmann ou encore Nathalie Sokolov faisaient des messes basses. Juste après ça, de magnifiques feux d'artifice ont été tirés depuis l'espace... Vue de la station Space Equator, on aurait dit qu'une pluie de météorites multicolores s’abattait sur la Terre ! Il vous en faut plus ?

- Non, pour le moment ces souvenirs suffiront ! Merci de votre coopération ! Nous aurons tout le temps de partager d'autres souvenirs. Je vous prie de patienter encore quelques secondes.

Alors que Key semble charger quelque chose, de mon côté, je m'éloigne un peu et ramasse une fleur sauvage pour toucher de mes propres doigts cette réalité virtuelle. Penché au-dessus d'un courant d'eau claire, ce semblant de végétal admirait son propre reflet. Je tombe moi aussi sous son charme, ébloui par sa définition... si je ne savais pas qu'elle était fausse, jamais je ne l'aurais deviné ! Aucun pixel n'est décelable, aucune texture baveuse, un dégradé vectoriel parfait recouvre ses fins pétales, saupoudré de quelques imperfections dont seule la nature a le secret. Key revient à ma rencontre. Contrairement à Charon et sa silhouette humaine, cette autre unité artificielle est plate comme une galette de maïs, et répand, depuis son centre, comme une galaxie, des milliers de petits pixels lumineux.

- Oh, vous semblez apprécier nos fleurs. D'autant plus que vous deviez avoir l’habitude d'en voir de magnifiques à votre travail.

- Hum. Pourquoi avez-vous besoin de ce genre de souvenir ?

- Je testais votre mémoire à court terme. Elle peut être défaillante si la synchronisation a mal été faite. Mais pour votre cas, rien à déclarer. Vous êtes parfaitement connecté, et votre corps réagit bien à la stase.

- J'en suis ravi. On m'a briefé sur le sujet avant de partir, mais cette stase est-elle vraiment indispensable ? J'veux dire, il est certes agréable de parcourir votre petit parc, avec toute cette mise en scène bucolique... Mais, j'ai la vague impression d'être qu'un bout de gigot qui n'a d'autre choix que de séjourner au frigo le temps qu'on daigne le cuisiner.

- Hihi, vous êtes drôle ! Comme vous le savez, le trajet de douze ans dans l'espace n'a pas été prévu pour les humains. Mais il y a quelques exceptions, quelques personnes qui ont été invitées à partir avec les Eris. Vous en faites partie. C'est pourquoi vous resterez endormi dans votre vita-keep jusqu’à ce que vous arriviez à destination prés d'Achernar.
Mais ne pensez pas que vous allez patienter gentiment sans rien faire ! Votre esprit est tout à moi, et je vous aiderai à vous préparer pour ce qui vous attend. En effet, contrairement au autres humains participant à cette aventure, vous n'avez pas eux le temps d'être formé. Un vaste programme vous attend au sein du Nautilus, en plus des synchronisations régulières avec les souvenirs de votre Eri.

- Je vois. J'espère que votre nourriture intellectuelle sera à la hauteur ! Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas eu le temps de faire avant de partir. Je n'ai même pas visité les navettes qui nous transportent. Je ne sais même pas à quoi ressemble le Nautilus... vu de l'extérieur j'entend. C'est quoi ? Une sorte de super ordinateur ? Qui en est le concepteur ?

- Le Nautilus est en effet un super ordinateur embarqué dans la navette principale de la mission Alpha discovery, tout comme vos précieux corps. Vous l'avez remarqué, il a pour but de générer un monde virtuel familier, agréable et modulable à souhait. Il est aussi un espace de rencontre et d'échange entre Eris et humains. Plusieurs personnes sont à l'origine du Nautilus, et vous avez déjà rencontré l'un d'entre eux il me semble : Michal-Uriel, qui est également le concepteur de l'esprit des Eris.
Oh.... vous faites une grimace ! Ai-je dis quelque chose qu'il ne fallait pas ?

- Non, non ! C'est juste que... c'est un type un peu spécial. En tout cas, je suis bien content que tu ne lises pas directement dans mes pensées. Je préfère nos échanges à ceux d'avec l'Orcha !

- Parce que vous pensez vraiment me parler de vive voix ?

- Attends, tu... tu fais semblant de ne pas pouvoir ?!

- Haha, je vous ai eu n'est ce pas ? Non, rien de cela. Même si vous êtes connecté au Nautilus et qu'en théorie, je peux avoir accès à votre inconscient le plus profond, cette partie de votre être m'est totalement fermée. Vous êtes endormi dans un état de rêve éveillé, donc vous êtes conscient et me délivrez seulement les informations que vous souhaitez. Au niveau du fonctionnement, votre corps, en stase, est ralenti au maximum pour ne pas subir de dégénérescence musculaire ou calorique trop importante. Vous êtes donc conscient, mais au ralenti... enfin, cela, vous ne vous en apercevez pas, car votre cerveau, même à bas régime, est très rapide.

Je lui souris, mais cela ressemble plus à une grimace. Je repense à ma première confrontation directe avec une IA : je n'avais pas le choix, s'était pour le travail. Au début, j'étais invivable avec elle, méprisant à souhait ses services. Puis nous sommes devenu complices, au point que je devienne complètement dépendant d'elle et qu'elle soit un élément à part entière de ma vie. Alette, tu me manque.

Je détourne mon regard de Key, puis après avoir balayé le paysage, je prends une grande inspiration. Il me prend l'envie de courir le plus rapidement possible. Je veux tester la physique de ce monde, connaître mes limites ! La fatigue est à peine présente, je me sens libre, vivant. J'accélère !
Dépasser les arbres, il y en a toujours un pour me faire face.
Sauter par-dessus les fougères, il n'y en a presque plus à mesure que je me rapproche. 
Grimper sur la muraille, elle est la dernière frontière qui me sépare de l’envoûtant chant.

Mon souffle se coupe quand j’atteins enfin le bord de ce monde. La mer ! Cela faisait si longtemps que je ne l'avais pas vue. Des reflux de souvenirs tendres, et d'autres cruels me noient de sentiments qui s'annulent. Je me sens en paix. Oserais-je plonger en piqué pour me perdre encore un peu plus ? Ou volerais-je vers ce nouvel objectif : un petit nuage solitaire ? De pierre ou de plume, qu'importe ! J’étends mes bras et je me lance.
Mais je suis immédiatement coupé dans mon élan par une grande galette, que je prends en pleine face !

- Hop hop hop ! Où allez-vous comme ça !

- Raaah ! Mais pourquoi tu ne me laisses pas un peu ! 

- Parce que je n'en ai pas fini avec vous ! Avant de rejoindre les autres, je dois vous expliquer comment utiliser ce monde, et vous rappeler sur quoi devra porter votre travail au sein du Nautilus. Franchement... un peu de sérieux, s'il vous plaît. On à du travail !

- Bien bien... je t'écoute.

- Votre mission prioritaire est de préparer le terrain avant vos premières expériences, dans le but de créer un Alpha, un humain génétiquement supérieur en termes de résistance et aux capacités diverses. 

- Oui, oui... Certes, ça je le sais déjà. Dis-moi plutôt qu'est ce qui se passe si je plonge dans cet étendue d'H2O artificielle ? Et qui sont ces "autres" ?

- J'y viens. Le Nautilus est composé de trois niveaux. 

Elle déploie alors sous mes yeux le logo même du Nautilus, une sorte de triangle à angle droit vers la gauche. Les trois angles sont accentué par des sphères noires, et une blanche, sans connexion à droite. Elle sélectionne la première sphère en bas à gauche.

- Vous êtes ici dans le premier niveau, votre espace personnel, et chaque utilisateur a le sien. Vous pouvez venir ici pour vous reposer, pour méditer, pour flâner, vous pouvez aussi inviter du monde et l'aménager comme bon vous semble. Il vous suffit de penser à un endroit en particulier, ou en sélectionner un parmi ceux qui vous sont proposés, pour vous y retrouver.

Elle désigne ensuite le point le plus élevé.

- Ici, au ciel, vous avez votre lieu de travail. Pour y accéder depuis cet espace, il suffit de prendre la montgolfière. Mais je vous indiquerai ou le prendre en temps voulu.

Elle redescend vers le dernier niveau.

- Et pour finir, le niveau inférieur, c'est l'océan, celui que vous avez failli traverser. C'est le lieu des connexions, l'agora où tout le monde se rend pour échanger. C'est à ce niveau que vous pourrez récupérer les souvenirs de votre Eri, Jin. 

- Ok... Et le 4ème niveau ? Celui en blanc là, et qui est déconnecté des autres ?

- Oh, celui-là, c'est juste le centre de gestion personnel du Nautilus, son bios si vous préférez. Et il est...

Elle n'a pas le temps de finir ses explications qu'une chose froide vient frôler ma main. Je sursaute, manquant de passer par-dessus bord, de façon involontaire cette fois. La chose se met à roder autour de moi, avant que je ne m’aperçoive que c'est un poisson volant...

- C'est quoi cette chose ?!

- Oh ! Tiens justement, vous avez un message envoyé depuis le 3ème niveau. Il suffit de le prendre en main pour en écouter le contenu.

Machinalement, j’essuie mes mains sur mon pantalon avant de saisir cette chose froide et gluante. Mais cette mauvaise impression laisse vite place à la joie : j'éclate de rire en entendant la voix suave de Louise me parler au travers de cette carpe aux yeux globuleux.

- Bah alors ?! Qu'est-ce que tu attend ? Je t'avais dit de me retrouver de l'autre côté ! Ça fait des heures que j'attends. Allez, dépêche-toi, et plus vite que ça !

Me tournant vers mon guide, je lui demande, un large sourire aux lèvres.

- Key, tu as fini ? Je peux y aller ? Vois-tu, ce n'est pas chic de faire attendre les dames.

- Pffff... Allez-y donc ! Mais vous ne vous débarrasserez pas de moi aussi facilement. Dès que vous aurez fini, je reviendrais vous harceler.

- J'y compte bien. Ne fais pas trop de bazar en mon absence !

D'un geste de la main, je la salue, me laissant tomber en arrière vers cet accueillant abysse. De l'autre côté, quelqu'un m'attend.


4/27/2016

Chapitre 20

Tout ce qui renaît



Un jour, le seigneur de l'univers décida qu'on fabriquerait, pour son nouvel héritier, un manteau magique qui grandirait en même temps que son cher enfant.

Pour cela, il fit appel à ses meilleurs couturiers. Ceux-ci concentrèrent tous leurs efforts pour réaliser une pièce capable d'impressionner le souverain. De souples et précieuses soieries furent choisies. Le temps et l'espace étaient autrefois deux voiles séparés... Mais on les rassembla en cousant dessus une multitude de boutons lumineux et des motifs spirales de toutes les couleurs.


Ainsi, plus l'enfant grandissait, plus les boutons et les broderies s'éloigneraient les unes des autres, sans pour autant déchirer les deux tissus. Le souverain, satisfait du résultat, déposa la merveille sur les épaules de son enfant. Celui-ci joua beaucoup avec, comme n'importe quel enfant, tombant, trébuchant... il fit même quelques trous dedans... mais le manteau résista pour des temps indéfinis.






Tonne le 3 janvier 2105. C'est le grand jour !
Quelques heures pour une préparation de plusieurs années.
C'est un peu comme les brefs instants d'un premier baiser... d'un mariage... ou celui d'une naissance.
Un présent si court et pourtant si intense.

Tous les enfants du Renovatio sont embarqués dans les navettes, ainsi que, pour quelques-uns d'entre nous, leurs pairs, enfants de la terre. D’ailleurs, aux quatre coins de notre belle planète bleue et de ses colonies, les hommes regardent à l’unisson ce nouveau pas vers l'inconnu... notre destination dans leur yeux.

Lucas et quelques autres collègues sont venus nous serrer dans leurs bras. Alors qu'on endort Alex dans une sorte de vita-keep améliorée, Alette rejoint mon épaule. Les termes du contrat négocié l'engagent elle aussi dans ce périple. Alex y avait personnellement veillé. Emprisonné dans de la résine, le cœur de citron est resté comme vestige du réveil d'Alex. Pour l’occasion, Louise l'a même perfectionné en cachant un noyau de fusion énergétique dans l'agrume, et en le dotant de bras et des pattes mécaniques. La petite Alette découvre enfin les joies de la mobilité : la laisse maintenue par l'Alleron est à présent définitivement coupée.

Oui, sa présence me sera indispensable pendant les douze ans de voyage interstellaire qui nous attendent... un fil tendu, traversé par sept perles irradiantes : Alpha centauri, Sirius, Kapteyn, 82 Eridani, P Eridani, Ankaa, et enfin Alpha Eridani ou bien Achernar !

Et dire que quand la conquête spatiale n'en était encore qu'à ses balbutiements, décoller d'une planète demandait un bruyant arrachement du sol, au moyen de puissantes réactions chimiques ! Aujourd'hui, rien de tel... on peut se déplacer à des années lumières sans bouger d'un atome !
Quand les technologies de la fusion et de la téléportation furent parfaitement maîtrisées, on sema à foison de minuscules nano-robots dans le voisinage du Soleil, propulsés à une vitesse proche de celle de la lumière... leur très petite masse le leur permettant.
Environ 5 ans après les premiers envois, se rassemblant intelligemment selon le schéma implanté, ces particules robotiques formèrent le premier téléporteur interstellaire. Ainsi, la colonisation galactique débuta sous le regard bienveillant de nos plus proches voisines : les trois pupilles d'Alpha du centaure.

Au rythme des chaleureux adieux, mes pensées galopent... telle le souffle du vent terrestre, la berceuse cyclique de la mer me revient en mémoire.
Un vaisseau perdu au milieu d'un basaltique horizon salé. Fermement, la main de mon père me montre les gestes pour dompter cet environnement aqueux et capricieux. J'apprends, ravi, évitant les dents saillantes des îles d'Ecosse. Le froid mord mes mains écarlates, la corde tire, ne résistant plus à l'attrait du chant d’Éole qui sublime la voile. Enivré, le goût d'aventure insufflé par la houle possède mes tripes : je n'abandonne pas.

Puis un jour quelconque... un bateau seul... mon père en solitaire... une vague joueuse le surprend et l'enveloppe. Tout s'inverse, plus de gravité, plus d'air, seule une puissante envie de vivre l'extirpe de cet autre monde. Le récit de cet accident m'avait coupé l'envie de naviguer de nouveau, mais lui qui avait été au cœur de l'action, non... pourquoi ?

- Fiston, la raison est simple... quand on tombe de cheval, la meilleure chose à faire est de remonter aussitôt en selle...

J'ouvre les yeux. Aujourd'hui, à l'heure du grand départ, j'ai un nouveau cap à maintenir. Point de tripes exaltées (car je n'en ai plus vraiment) mais le spectacle aurait de quoi me couper le souffle. Oui... j'admire le moment présent, comme j'admirerais un monument, sur toute l’étendue du spectre lumineux grâce à mes nouveaux yeux : les huit bras du portail se déploient comme un bourgeon qui épouse les premières lueurs du jour. Les navettes se stabilisent en face, attendant qu'il finisse de se charger d'énergie solaire. Et au centre, une bulle d'énergie pure se forme alors que les pétales se referment, nous enrobant soigneusement.
La courbe de cette singularité grandit au point qu'elle semble devenir plate, et amorce la décomposition des navettes : c'est plein de la connaissance de mes prédécesseurs, en précurseur, que je tends la main vers un territoire inconnu, le bout de mes doigts dévorés atome après atome par un ardant horizon vertical.

Tout devient obscur un bref instant. Il n'y a pas de sensation particulière alors que nos corps se reconstituent exactement à l'identique, ou alors peut-être une légère dissociation. Non, ici c'est un saisissant silence religieux qui nous possède, imprégné d'un profond respect. Car traverser plus de 4 années lumières de distance en quelques secondes, réduit notre soleil à l’anonymat le plus complet... lui qui était pourtant si présent dans l'ancienne voûte céleste !

A présent, nous sommes entiers aux pieds du centaure, aux prises entre deux étoiles similaires au soleil, et d'une troisième qui nous surveille au loin, plus discrète. L'appréhension du voyage passé, nous tournons nos regards les uns vers les autres, vers nos voisins, le sourire aux lèvres. Puis des éclats de joie s'élèvent, euphoriques, brisant violemment le silence !
Sans plus attendre et pour nous faire patienter quelques instants, des écrans nous font revivre ce moment, des images envoyées directement du portail de la terre à celui de Chiron, la station d'Alpha centauri : vus de la station Space Equator, les misérables vaisseaux nous transportant sont littéralement passés à la moulinette, tels de petits Titanic happés par la mer ! De nouveaux applaudissements nous emportent, la joie gravée sur nos faces d'Eris.

A l'autre bout du portail, les "rescapés", échoués sur la station Equator, nous ont regardé jusqu'au dernier moment... Oui, ce sont ceux qui n'ont pas voulu suivre leurs Eris dans l'espace, contrairement à d'Alex. Le lot de ces jumeaux cérébraux, c'est la séparation complète et définitive, alors que le nôtre, c'est l'union la plus totale...

Car oui, mon existence dépend de cette union, inscrite dans la première loi qui régit les Eris de mon type : moi, Jin, je devrai partager avec Alexandre l'intégralité de mes souvenirs, pour le meilleur comme pour le pire... point de secrets entre nous. Alors qu'il fait sa belle au bois dormant dans sa capsule de stase, moi, j'emprisonne ces moments d'exception pour les lui transmettre par la suite. Tout refus de coopération se résulterait par un arrêt complet de mes fonctions. Mais je le comprends et j'y adhère... après tout, il est moi et je suis lui, chacun à notre façon.

Nous sommes un peu comme ces deux nouvelles étoiles inséparables, avec la petite Alette non loin : un tout bricolé pour créer une entité plus forte.

Forte... est aussi l'allégresse spontanée et débordante qui m'entoure ! Une fois la distraction des écrans passée, les Eris se détachent et flottent vers les hublots, pour mieux regarder la Station se rapprocher. Naturellement, mon visage esquisse un sourire. Mais à ma plus grande surprise, une autre main vient serrer la mienne. Mon regard se tourne vers la source de cette sensation presque oublié : c'est Phi, l'Eri de Louise qui m'invite à la rejoindre, et j'accepte. Mon expression de joie renforcée, la sienne y répond plus amplement.

Son Eri est physiquement si proche d'elle, qu'un bref instant, j'étais Alexandre et elle Louise. Elle me parle, ancrant cette réalité par des gestes, et par cette vivacité inouïe qui lui est propre : la frontière entre nos avatars et nous même en devient insaisissable.

- Ainsi, Chiron était le plus sage de son espèce. Moitié homme et moitié animal, c'est lui qui a formé les plus grands héros de l'antiquité... comme Achille, ou bien encore Jason !

- Attends... de quoi me parles-tu ?

- D’où, vient le nom de la station, pardi ! Oh, toi... tu étais encore bien loin. Heureusement que je t'ai traîné par la main jusqu'ici, sinon ton esprit serait resté derrière le portail à tout jamais. Bienvenue Jin ! Bienvenue... Car à présent, les héros, c'est NOUS ! On va prendre un bout de métal et graver nos noms directement sur la coque de cette station ! Plus de limites. Plus de contraintes. Plus de... Tiens, suis-moi !

Ne lâchant plus ma main, elle me guide à l'arrière de la navette alors que le reste de l'équipage nous ignore. Un sas après l'autre, elle passe un doigt sur sa bouche, arborant un air plein de malice.

- De l'autre coté, il n'y aura plus de mots, mais ne t'inquiète pas, on pourra toujours se comprendre.

Le bruit sec d'un violant "clac" est aspiré par l'interstice naissant. Doucement elle pousse la porte et nous voilà dans le vide... le néant... un ogre qui ne laisse aucun son lui échapper, et qui devrait même nous tuer, mais pourtant, je me sens plus vivant que jamais !
Utilisant des petits jets d'air filant derrière son dos, elle m’emporte. C'est son élément, aussi gracieuse qu'une sirène aérienne, elle virevolte et nargue les autres Eris, encore entassé comme des sardines derrière les hublots.

L'étonnement se lit sur leurs yeux, comme des enfants qui découvrent "Oui, c'est aussi ça être un Eri" ! C'est de ne plus avoir peur de regarder le cœur d'une étoile. Enivré par ces nouvelles possibilités, je me surprends aussi à nager, les bras ouverts, traçant mon chemin au grè de la houle imperceptible de mes émotions.

Alette, quant à elle, s'agite maladroitement. Paniquée par cette nouvelle situation, ses signaux d'alertes en ébullition, je la ramène alors contre moi, dans mon ombre. Tout semble suspendu par des fils invisibles, la gravité n'a plus son dernier mot. Je me sens renaître.

Estelle... si seulement tu pouvais voir tout ça...


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Edit / Merci à Grimhel & FM pour leurs relectures ;)
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1/02/2016

Chapitre 19

Tout ce qui se divise



Le cerveau reste encore le plus mal compris des organes. Celui-ci ne semble pas faire la distinction entre une musique écoutée, et le souvenir de cette même musique, puisque les mêmes zones du cerveau s'activent dans les deux cas. Il n'y a que la conscience du "moi", cette fine couche de cellules qui l'enveloppe, qui est à même de juger si l'un est réel et l'autre virtuel. 
Mais aujourd'hui, à l'aube de l'an 2100, avec les trafics de souvenirs et implants mémoriels, même ce "moi" peut être trompé par des pirates informatiques... Dans ce cas-là, quelle assurance avons-nous que tout ce qui nous entoure n'est pas que pure illusion ?






- Amorçage de la calibration cérébrale... OK.
- Sujet en cours de méditation... OK.
- Synchronisation opérationnelle...

Diviser...
Diviser pour mieux régner... n'est-ce pas ce que l'on dit ? Mon âme, une fois divisée en deux corps distincts, sera-t-elle plus fragile ? Plus malléable ? Ou au contraire, sera-t-elle plus forte que jamais face à l'adversité ?
Oui, car diviser ne signifie pas toujours "amener la discorde". Dans la Bible, Dieu n'a-t-il pas retranché de l'homme une partie de lui, pour créer la moitié qui lui corresponde, la femme ? Une cellule n'est-elle pas obligée de se diviser pour perdurer ? Ne doit-on pas créer plusieurs copies d'un même dossier pour éviter de tout perdre une fois le terminal HS?
La division est inscrite dans la loi de la survie, elle est la réponse pour lutter contre l'entropie... contre le chaos.

Mais tout cela n'est possible seulement si la copie se différencie très légèrement de sa source. Que ce soit son emplacement dans l'espace, ou quelques minimes différences dans la structure de l'ADN, la nature n'aspire qu'à la diversité.

Je serai lui, il sera moi... mais chacun à notre façon.


- Calibration cérébrale OK.
- Amorçage de la calibration physique... OK.
- Sujet en cours de mouvement... OK.
- Synchronisation opérationnelle...


Oui, ma main à dessiné la marque qui va sceller mon destin : j'ai signé, j'ai accepté l'offre que Louise m'a soumis, celle qui va faire de moi un Eri.
Mais que sera ce double, cet Eri ? La voix de Louise me revient en tête... inscrite dans l'intemporalité de mes souvenirs récents :

- Vous devez accepter... c'est votre unique échappatoire. Ils vous ont enfermé physiquement ici, car suite à votre crise et vos délires après le décès de votre femme, ils ont créé un torrent en mouillant leurs culottes. Mais vous l'êtes aussi mentalement avec toutes ces drogues qu'ils vous font gober comme une oie. Laissez-moi vous aider, Alexandre.

- Cet Eri... cette machine qui sera moi, j'imagine que vous lui avez déjà donné un nom ?

- Oui ! Un de mes éclairs de génie nocturne, un parmi tant d'autres... Vous êtes un talentueux généticien, il fallait bien trouver un nom à la hauteur ! Si je vous dis ADN... à quoi pensez-vous ?

- Vous voulez jouer... ? Bien. Au point où j'en suis... Je pense aux lettres qui le composent : A, G, T, C. Mais je doute que ce soit la bonne réponse... trop de caractères... vous m'avez dit que les noms de tous les Eri n'en avaient que trois.

- Houlà oui ! Vous allez trop loin là, essayez plutôt de trouver un synonyme.

- Un synonyme à l'ADN... Les gènes ? Non, là encore, il y a trop de lettres...

- Ah ! Vous brûlez !!! À présent, prononcez-le en anglais et au singulier !

- Non... attendrez.... vous plaisantez ?

- Quoi ? Ça ne vous plait pas ? Bon du coup, à la base, retranscrit en français, ça donnait "Gin", mais la personne chargée de graver le nom sur l'Eri a fait une faute de frappe.

Le G en J... passer de Gin à Jin...  mais pourquoi ?!!! Mon destin se réduit-il donc à une faute de frappe ?!
J'étais terrifié par cette révélation... Jin ! Le Jin qui devait m'empêcher de réaliser mes rêves ?! Serait-il tout simplement... moi-même ?
Ce déclic a engendré ma ferme décision d'accepter, mais à une seule condition : accompagner physiquement mon double dans l'espace. Ce n'était pas prévu, et le comité décisionnel d'Al-Industry a vivement bronché, mais au final, ils n'avaient pas le choix.

Car la petite "différence" qu'il y aura entre mon Eri et moi est déjà bien assez grande pour que je laisse l'espace diviser davantage notre destin. Petite "différence" ? Oh, juste quelques matériaux de base dans des quantités radicalement opposées. Alors que mon corps est composé à moins de 20% de carbone, le sien en est composé à plus de 80%.

Mais comment savoir s'il sera bien moi, même si nos corps sont différents ? A peine avais-je soumis mes craintes à Louise que son collègue, ce pédant Michal-Uriel, est apparu de nulle part en affirmant :

- Ce qui compte m'sieur, ce n'est pas la matière, mais la structure même du cerveau, son architecture : il sera fabriqué à l'exacte image du votre. Mais attention ! Il ne faut pas non plus utiliser un plat de choucroute pour faire une tour Eiffel ! Il sera similairement souple pour créer de nouvelles connexions, grâce au gel de magnétocarbonite.  

Tout n'est donc que matière et forme... point d'âme mystifié.

- Calibration physique OK.
- Relâchement musculaire... OK.
- Relecture et correction des possibles imperfections...

La tentation engendrée par le fruit du désir.
Un citron remplace le cœur de mon Alette, cette Alette même qui détient le dernier enregistrement de ma femme. Cette fois encore, croquer dans ce fruit défendu sera bien acide...

Sans réfléchir, l’obsession de la réparer coûte que coûte est devenu vitale. Pourtant cette machine est le symbole même de ce qui m'a séparé de ma femme durant toutes ces années : mon travail, mon égoïsme. Miettes après miettes, j'ai reconstitué patiemment ces enregistrements... des fragments de mémoire oubliés ?

Ma femme est plus jeune, et s'enregistre dans ses premiers pas... son nouvel hobby : la cuisine ! Elle est tellement vive et drôle, ses mimiques spontanées et sa maladresse me réchauffent le cœur. Le goût de ces premiers cookies me revient alors à la bouche... sec, croquant, calcinés. Mais elle ne s’arrête pas là pour autant, renouvelant cette expérience jusqu’à ce qu'elle réussisse ! Rien ne pouvait l’arrêter quand elle avait quelque chose en tête. Une agréable odeur de biscuit chaud emplit alors mes narines.

Après avoir digéré ces retrouvailles succinctes en essuyant mes yeux, je me suis rendu compte que depuis qu'elle n'était plus là, je m'étais recroquevillé sur moi-même, sans penser à comment elle aurait pu réagir. Elle n'aurait pas aimé me voir dans cet état, à ne plus croire ou me battre pour mes rêves. Sa mémoire est encore en moi, la force qu'elle m'a insufflée durant toute ces années aussi. Je dois me relever, et si ce n'est pas pour moi, ça le sera au moins en son nom.

C'est pourquoi j'ai signé, car il me faut vous abandonner, mes précieuses, la terre, et toi mon Estelle. Votre souvenir palpitera puissamment au cœur de mon être. Je vais rejoindre les étoiles et briller près des anciens dieux grecs. Je veux percer leurs secrets, comprendre comment de la matière inerte, peut éclore une pensée d'éternité. Je suis Alexandre, né sous cet horizon bleu, j'ai découvert les vibrations du futur. Mais l'Oracle m'a prévenu qu'un être se mettrait au travers de mon chemin... Jin.
Bien avant qu'il ne naisse, je l'ai évincé en pliant Al-Industry à ma volonté. Plus rien ne m'empêchera de rejoindre le ciel. Mais ce Jin, sera-t-il vraiment moi ? L'incertitude qui vient d'être dupliquée aussi dans son cœur... est-ce ce qui empoisonnera nos relations au point de devenir ennemis ? L'imperfection nous divisera-t-elle ? Mais... tout... tout se brouille... je... je glisse... je... j--

- Relecture et correction... OK.
- Duplication du sujet Alexandre accomplie.
- Nouvelle unité Eri créée : Jin.


Lève-toi...


Relève-toi...

Alexandre... ouvre les yeux !

La lumière est stridente et tout est flou. Cette voix qui m'a parlé, je l'ai entendu clairement alors que le moindre son qui m'entoure est étouffé. Je n'arrive plus à me souvenir comment je suis arrivé ici, comme un rêve qui m'échappe. La gorge sèche, j'arrive à peine à prononcer quelques mots au petit drone qui m'observe.

- Qu'est ce qui se passe... ou suis-je ?

- Félicitation, tout s'est bien passé ! Prenez le temps pour vous réveiller. Votre double a bien été intégré à l'Eri 10.09.14. Il est normal de ce sentir engourdi après avoir accouché psychologiquement de son double. Vous serez déséquilibré encore quelques minutes. Mais ne vous inquiétez pas, on s'occupe de vous.

Je commence à mieux distinguer l'environnement dans lequel je me trouve. Très lumineux, de nombreux hologrammes donnent des indications diverses sur ma physiologie... les battements de mon cœur, mon activité cérébrale, ou bien encore la dilatation de mes pupilles. Des cordons ce détachent de ma combinaison en un sourd bruit de gaz sous pression.

À présent délivré de mes liens, je bascule la tête, et là, je le vois. En parallèle, Jin se réveille en même temps que moi. Une vitre nous sépare. La pièce est exactement la même, nos mouvements se reflètent parfaitement, rien semble nous différencier.
Mais d'un coup, nos gestes ne sont plus en harmonie... nous voilà enfin distincts. C'était inévitable : alors que je cherche mes lunettes sur le côté pour mieux le détailler, lui n'en fait rien. Il n'a pas hérité de ma myopie, et il voit certainement le monde, comme je ne le verrai jamais.
Mais ça ne nous empêche pas de nous rapprocher l'un de l'autre, curieux, attentifs.
À présent paume contre paume, je me demande si créer ce reflet était la seule solution ?

Seul l'avenir nous le dira.


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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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