2/10/2015

Chapitre 16

Tout ce qui n'a plus pied



Le vent d’autrefois

Il est minuit et demi
Le vinyle tourne
Toujours
Ce vent d’autrefois

Café, et encore du café
Ses yeux diamants
Inconscients
Ne se cachent jamais

L’encre des idées
A peine séchée
Et tout est repris
Tout est réécrit à nouveau

Le rythme de la basse
Coule à travers son corps
Comme du chocolat fondant
Dans la bouche veloutée
De celle qu’il aime

Jules Delavigne, 2006





Dans l'espace, personne ne vous entendra crier. Pourtant, sur Terre il suffit d'un bureau bien insonorisé pour étouffer les sombres magouilles qui se trament au sein d'Al-Industry. Les pièces se déplacent sur l’échiquier géant, certaines sont sacrifiées, alors que d'autres entrent en jeux, afin de servir le but ultime : celui de vaincre l'adversaire. Mais pour vaincre, il faut savoir changer de tactique, s'adapter pour surprendre l'autre. Et gare à ceux qui, dévorés par le jeu, se mettent à trébucher. Qui de la reine ou du fou subsistera ?

- Une réponse ? Vous souhaitez une réponse ?

- Non, je ne la souhaite pas je l'exige !

- Bien : il n'est pas encore prêt. Et arrêter son traitement le détruirai définitivement. C'est une bombe à retardement.

- C'est ce qu'on va voir... Alleron, faites-moi parvenir le dernier rapport envoyé par Alexandre MacEwen au docteur Sheehan.

- Comment osez-vous ?!!! Vous savez que je peux vous traîner devant la justice pour ça. En plus de piétiner le secret médical d'un patient envers son médecin, vous vous moquez de mon diagnostique ?!

- Oui, car vous n'avez pas tenu les délais et votre contrat auprès de notre société se révèle donc caduque. Vous ne nous êtes plus d'aucune utilité. Au revoir Mr Sheehan.

- Ça ne va pas se pa... bip bip bip.

- Pfff... Quel blaireau ! Vue le contrat qu'il a signé et la coquette somme qu'on lui a versé, il ose me parler de secret médical. Manquerait plus qu’en plus des investisseurs, il vienne lui aussi me chercher les poux. Bon, t'en es ou Alleron ?

- Oui monsieur, j'ai ce que vous cherchez.

- Et bien qu'est-ce que tu attends, balance !


Rapport journalier n° 15578 
Lecture du message émis depuis la station Space Equator :  
- Monsieur MacEwen, dites-moi ce que vous ressentez aujourd'hui.  
- S'que je ressens ? ... Vous voyez... Autrefois, je regardais le ciel avec envie, l'immensité de l'espace insufflant à mon âme, un incroyable sentiment de complétude. Je l'ai perdu. Aujourd'hui, mes yeux fixent la terre avec regret, sa face baignée dans l'obscurité, veinée de timides lumières. Je ne l'ai jamais comprise. Elle m’apparaît sous un autre angle... je suis tel l'amant du ciel qui s’aperçoit trop tard, que son cœur appartient en fait à la terre ferme. Elle me manque. Je me sens vide. Je ne suis plus qu'une particule en suspension, perdu quelque part entre ciel et terre.  
- Vous semblez retrouver un peu de lucidité, c'est bon signe. C'est que le processus d'adaptation à votre nouvelle situation fonctionne.  
- Mouai... C'est surtout que depuis quelques jours, votre drogue me fait moins d'effets.  
- Oui, j'ai demandé de baisser les doses.  
- Hum ! Cette salvatrice et satanée drogue ! Elle m'a volée mon deuil, et peut-être même mon suicide. Sa fourbe ambivalence a enseveli mon cerveau sous des doses massives de sérotonine, c'est ça ? Soit disant pour m'aider à supporter le décès de ma femme ? Mais je ne peux m'empêcher de croire que cette pilule m'a propulsée tout droit au purgatoire.  
- Au purgatoire ? Intéressant point de vue. Même si vous voyez cet endroit comme une forme de torture, ne vous apporte-t-il pas un calme, une réflexion et une qualité de soin dont vous n'auriez jamais pu rêver sur Terre ?  
- Oh certes le spectacle est magnifique vue d'ici... Mais ma prison tourne si rapidement, et se fiche bien du cycle des journées. Je suis déphasé. Je vois le soleil se lever plus de sept fois par jour. J'ai l'impression de me pétrifier un peu plus à chacun de ses regards... je deviens un vieux bloc de pierre insensible à l'érosion, et qui pourtant ne pense qu'aux jours de pluie. Je... Je n'ai pas pleuré une seule fois sa... sa mort depuis... depuis que tout a déraillé. Je n'y arrive pas... même la colère m'est interdite.  
- Vous réussissez pourtant à parler de sa mort, ce qui était impossible il y a quelques jours. Vous avez fait de grand progrès.  
- Non ! Vous vous trompez. Mon esprit le conçoit car il n'a pas le choix, et parce qu'il n'est que pure logique : Jamais plus je ne l’aurais près de moi. Mais mon cœur lui... est désorienté, déconnecté. Il flotte je ne sais ou, et j'ai peur de le retrouver... j'ai peur qu'il ne soit devenu trop lourd. 
- Mais pourtant, vous comprenez pourquoi nous avons dû vous mettre sous traitement Dion. Vous deveniez agressif pour votre entourage et surtout pour vous même.  
- Oui, mais je sais surtout qu'aujourd'hui un employé n'est plus rentable s'il est dépressif. Alors vous sortez de votre chapeau magique, vos remèdes miracles pour maquiller les stigmates. Tout le monde y trouve son compte, n'est-ce pas ? L’employé sourit de nouveau, l'entreprise continue ses bénéfices. Mais le pourquoi de la dépression, lui, il est toujours là. Jamais vous ne me guérirez de la mort de ma femme... pour la simple et bonne raison que ce n'est pas une maladie. Je sais... Je sais que ce n'est la faute de personne. Mais seul le temps peut guérir... n'est-ce pas ce qu'on dit ?  
- Oui Alexandre... Et... malheureusement le temps est un luxe qui ne vous est pas permit. Bien, je vous recontacte demain. En attendant, je vais essayer de négocier un peu plus de temps. Reposez-vous bien. 
Fin de la transmission....

Planté debout, les bars tendu, les poings serrés sur le bureau, l'homme analyse la situation. Puis il éclate, les bras valdinguant au-dessus de sa tête.

- Non mais je rêve... Qui a recommandé ce psy de pacotille Alleron ?! Depuis tout ce temps il le gavait de médoc pour devenir Poète ?! Pourquoi il n'y a pas eu un meilleur suivi ?! On ne lui a pas demandé de le transformer en machine cet Alexandre !!! Et pourquoi c'est toujours moi qui doit m’coltiner ce genre d’affaire ?...

La porte du bureau se met à clignoter. Quelqu'un attend de l'autre côté, et vue les courbes de la silhouette au travers de la vitre tintée, c'est une femme. L'Alleron présente l'inconnue caché.

- Mademoiselle Louise Renwal vous attend. Elle a demandé à vous voir. Cela semble urgent. 

- Urgent ?!!! Qu’est ce qui pourrait me tomber encore dessus ?! Dis-lui que ce n'est pas le moment !!! Je dois trouver une solution !

- Notez que le père de mademoiselle Renwal a contribué à l'élaboration de la pilule Dion. Elle pourra peut-être vous informer et vous donnez des pistes ?

- Mouais... mouais... Vous pouvez entrer Mademoiselle !

Une belle crinière bleue vient ébranler le blanc des murs aseptisés du bureau du sous-directeur. La jeune femme semble très en colère elle aussi. Bien aplomb sur ses petites jambes, elle s'étend en reproches auprès de l'homme déjà bien désespéré.

- Monsieur Han ! On m'a pressée comme un citron pour finir les ERIs dans les temps. Cela fait plusieurs jours que je me tape des nuits blanches à vérifier si les 700 méca sont opérationnels. Cela fait plusieurs mois que je leur fait passer des batteries de crash tests les plus tordues les unes que les autres, afin de les améliorer. Cela fait des années que je travaille sur l'ultime humain roboïde qui servira la noble cause de la conquête spatiale ! On a même commencé les tests d'intégration cérébrale des membres de l'équipage, avec sucés. Et là, on vient de m'informer de tout STOPPER pour le moment... d'ATTENDRE parce qu'UN MISÉRABLE EMPLOYÉ NE REPOND PAS PRESENT A L’APPELLE ?!!!
Donc : Vous seriez aimable de donner son nom, que je placarde sa face de rat dans tous les couloirs, avec la mention écrite "Wanted, dead or... dead !".

Rodolphe Han, ce fière et fringant sous-directeur, à toujours appréhendé cette jeune femme comme la pire tornade que l’entreprise ai pu accueillir, au sein de la terre promise d'Al-Industry. Le typhon bleu ! On ne pouvait pas reprocher à celle-ci d'hésiter sur la trajectoire à suivre, ni sur la qualité de ses performances. Non, le problème est tout autre : la demoiselle a tendance à emporter tout le monde dans son sillage, et nombre sont ceux qu'elle a fait valser bien loin. Mais pour Han, il n'est pas question d'essayer de se mettre en travers de son chemin, il n'est pas fou ! Par contre, influencer sa trajectoire semble dans ses cordes. Il l'invite à s’asseoir dans un premier temps, et s'humectant les lèvres, il tente une approche plus douce pour calmer la tempête.

- Il... hum... Mademoiselle Rewal...

- Appelez-moi Louise, tout le monde m’appelle Louise ici ! Vous ne le savez toujours pas ?!

- Très bien... Louise. Voyez-vous, l'homme que vous cherchez, il se trouve qu'il cuve sont mal-être comme un électron libre, perché en haut de la station Space Equator. Et selon les dires de son psy, il n'est pas encore prêt à retomber sur terre. Je vais être franc avec vous : on repousse la date limite des tests sur les ERIs, car cet homme est l'un des piliers du projet. Nous ne pouvons pas vous permettre d’intégrer son esprit dans un ERI vue son état psychologique, ce serait trop prématuré... Cela rendrait l'ERI défectueux.

- Ça, c'est à moi d'en juger ! Et puis quoi ?... C'est quoi ces histoires ?! Qu'est-ce qu'il a fait pour mériter qu'on l’expédie en dehors de la stratosphère ?!

- Il a perdu sa femme. Vous avez certainement entendu des bruits de couloirs à ce propos... ?

- Et vous, le premier truc qui vous vient en tête, c'est de l'envoyer loin la-bas ?! Seul et presque isolé de tout ! Tiens, et je paris que vous l'avez bourré au Dion !

- Attendez... Vous... vous avez écouté à ma porte ?!!!

- Impossible ! Au travers de votre porte tintée, je ne voyais que votre étrange danse de poulpe. Et puis je n'en ai pas besoin ! Je connais la maison depuis bien plus longtemps que vous. Ils ont essayé de faire pareil avec moi... mais pour d'autres raisons.

- Pourquoi ça ne m'étonne pas...

Pendant quelques instants, Rodolphe regrette cette dernière parole, au vue de l'expression statufiée de la jeune femme. Mais celle-ci ne l'écoute déjà plus. Rapidement perdue dans ses pensées, il lui vient en tête des plans pour résoudre ce fâcheux problème de timing. Son objectif : partir de cette misérable terre pour atteindre les étoiles, sauf qu'une infime partie de son équipage est déjà en orbite. Un petit sourire asymétrique vint pincer le bas de sa joue. Implacable en affaire, elle expose ses exigences.

- Si ce n'est pas misérable... Vous autres immortels, vous ne savez même plus ce qui manque le plus à une personne qui vient de perdre quelqu'un.

- Et vous avez la solution ? Non parce que si c’est le cas, vous avez carte blanche.

- Bien, on va pouvoir s'entendre dans ce cas : Je veux les accès complets à son Alette, et un voyage tous frais payés au SEP!

- Au quoi ? Space Equator Palace ? Impossible ! En plus, vous savez mieux que personne que les Alettes sont spéciales à chaque employé, car elles s'adaptent à leur structure neuronale. C'est infalsifiable.

La tornade bleu se relève doucement, prenant de la hauteur pour bien lui faire remarquer qui est en position de force.

- En une semaine, je vous le ramène. Et vous n'aurez plus à reporter l'échéance du départ. Ce sont vos supérieurs qui seront ravis... et ainsi vous arrêterez de torturer le bout de vos doigts.

Rien ne semble lui échapper ! Oui, malgré les nombreuses séances chez l'hypnotiseur, Rodolphe ne peut s'empêcher de se ronger les ongles, qui rapetissent de mois en mois.

- Bien, vous avez gagné... mais que rien de notre accord ne sorte de ce bureau ! Allez voir Luka, il vous donnera les accès. Et si vous échouez, je pourrirais personnellement vos perspectives de conquête spatiale. Car contrairement à Alexandre... vous, vous n'êtes pas indispensable au projet.

- Ne dit-on pas : Heureux les ignorants ?

Sur ses quelques mots, Louise se retourne, laissant le sous-directeur, bêtement planté dans son siège.