1/29/2014

Chapitre 10

Tout ce qui est et sera 
(3ème partie)



- Une étoile filante !
- Où ça ?
- Mais vite ! Fais un vœu !
- Tu as demandé quoi ?
- Ah ça, j'te le dirai pas !





Je flotte.
Depuis quand ?
Je m'enfonce lentement.
Depuis combien de temps ?
La frontière entre l'eau et l'air s'éloigne de moi dans une lente dérive. Enivré par ce calme, mon corps n'existe plus. Plus rien ne semble pouvoir m'atteindre, et je suis comme perdu au milieu du grand vide de l'espace. J'ai déjà vécu cette sensation alors que j'observais mon reflet se déformer sur le fil de l'eau. La seconde d’après, je m'enlisais dans cet autre élément, étreint par les longues racines des nénuphars. Que s'était-il passé ? Comment ai-je pu tomber ? Échappées du bout de mon nez, mes lunettes se dirigeaient joyeusement vers le fond. Je me mettais alors à voir d'étranges choses : les racines se métamorphosaient en de soyeux cheveux, et les habitants du lac dansaient tels des mains hypnotiques.

La mère d'Estelle était venue en accourant pour me repêcher. J'étais sauvé, décontenancé par ce qui était arrivé, mais bien heureux de pouvoir respirer de nouveau. Des clôtures de protection furent ensuite installées tout autour du petit lac artificiel... Cette sombre étendue d'eau au fond du jardin. Plus jamais je n'avais osé y retourner, de peur que la naïade qui m'avait emporté ne récidive.

J'essaie de ne pas penser à cet épisode, mais toutes mes sensations présentes sont tournées vers cet événement.
Il ne faut pas que je me laisse distraire. L'Orcha est là, je la sens partout autour de moi, sans pour autant la voir. La vue trouble, je remarque qu'autour de moi s’amassent d'étranges particules argentées, tel un gracieux banc de poissons. Elles s’agglutinent de façon très organisée sur ma combinaison, formant une sorte de réseau géant. L'oracle décide enfin de se montrer. Au bout de ces longs filaments métalliques, une forme s'avance doucement, elle-même constituée de milliards de petites particules.

L'Orcha est loin d'être séduisante ! Elle ressemble plus à une énorme et répugnante éponge de mer, qu'à une envoûtante sirène ! Et je suis son casse-croûte, saucissonné dans son immense filet. Cette idée me tire un sourire narquois, suivi d'une pensée :

- Mais qu'est-ce que je fous ici...

- Vous êtes ici à la recherche de réponses.


L'Orcha venait de s'exprimer, et cela de façon tout à fait désagréable. Une voix dans ma tête. Oui... cette chose osait communiquer avec moi, par ce qui ressemble à de la télépathie. J'avais l'impression que l'on violait mon intimité, mon subconscient étant sous l'emprise d'une perverse machine !

- Qu'est-ce que vous faites dans ma tête ?!!!

- Je n'ai malheureusement aucun autre moyen de communication à vous proposer... À moins que vous ne connaissiez le langage des signes ? Mais je ne trouve rien de comparable dans votre esprit.

- Mais je ne vous permets pas !!! Vous aimez peut-être enquiquiner vos cobayes de cette façon, mais pour ma part, je refuse ! Sortez de ma tête !

- Je suis dans l'obligation de refuser. Vous avez signé un contrat avant d'entrer. Et je n’aime guère la communication orale, car elle a ses faiblesses : parler directement d'esprit à esprit, c'est le seul moyen de vous répondre correctement, sans qu'il y ait de mauvaises interprétations. De plus, c'est bien plus rapide !


Elle aura donc toujours un temps d'avance sur moi, puisqu'elle a accès à l’étendue de ma petite cervelle. Et Alette... Mon Alette, est-elle de mèche, en ayant omis de spécifier cette détestable particularité ? Cette forme de cohésion féminine ne me plaît guère ! Tant pis, je ne me rendrai pas sans combattre.

- Vraiment ? On ne peut rien vous cacher alors. Vous marquez un point. Mais ce combat est inégal. Pourquoi ne pas rééquilibrer les choses en me permettant moi aussi de vous sonder ?

- Un combat ? Je suis attristée que vous preniez la chose ainsi. Soyez certain que si vous pouviez survivre plus d'une minute dans mon esprit, je vous laisserais y gambader librement. La viabilité de cette opération est donc à sens unique, j'en suis navrée. Mais si cela peut vous rassurer, je peux tout savoir sur vous, même sans générer une connexion étroite avec vos neurones.

- Ah oui ? C'est marrant, d'un seul coup je me sens plus détendu ! C’est fou, vous savez vraiment parler aux hommes !

- Alexandre. Je suis l'oracle. Ma mission est de rappeler à l'humanité son passé, et de lui dévoiler son futur. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Si vous vous fermez complètement, c'est cet échange qui sera inégal, car je suis prête à répondre à toutes vos questions.


Je sens une colère foudroyante me monter en moi, et saisir le moindre de mes muscles. N'être capable d'aucune action contre cette agglomération purulente de technologie exacerbe ma frustration. Je me retrouve dans une véritable impasse, et résoudre un problème n’avait jamais été aussi difficile ! Cette situation n'a pas lieu d'être. Je dois sortir vainqueur !

- Bien ! Je marche. Alors, première question : pourquoi vous m'avez fait venir jusqu'ici ?! Je n’ai rien demandé à personne, d'autant plus que j'ai mieux à faire. C'est pour satisfaire votre curiosité maladive ?!! Oh et après tout, je ne peux pas non plus vous le reprocher, n'est-ce pas ? On vous a construite ainsi !

- Vous me posez une question, mais vous donnez ensuite votre version de la réponse. Écouteriez-vous la mienne sans vous braquer ?

- Hum !... Je pensais retourner faire mon tricot, mais faites donc ! Prouvez-moi que je ne perds pas mon temps !

- Je vous ai fait venir ici pour vérifier quelque chose. Alette, votre assistante robotique, m'a fait parvenir le résultat de vos dernières analyses : celles qui concernent votre petit carnet. Rien ne semble concorder entre vos souvenirs et ce qui s'est réellement passé. Eh bien, je peux vous confirmer que c'est exact : cela ne correspond en rien au passé que j'ai calculé.


- Ah ! Et ça vous pose un problème, n'est-ce pas ? Héhé, j'en conclus que vous êtes une vraie passoire ! Vous n'avez qu'à prendre un petit café accompagné d'une calculatrice, et vous poser une seconde fois sur le problème. Et dans le pire des cas, après une bonne nuit de repos la réponse vous viendra. Après tout, l'erreur est humaine.

- Cela ne me pose aucun problème.

- Co-comment ? Vous avez une réponse ?


- Vous êtes ce que je qualifierais de "bug". Contrairement à ce que beaucoup pensent, le temps ne se dirige pas dans un sens unique, telle la flèche de l'archer. Il est bien plus complexe, et ressemble plus à un oignon. Mais votre perception consciente, qui a besoin de schématiser les choses, s'accommode très bien de cette idée simple. 
Or, il arrive parfois que le cerveau semble "dérailler". Un rêve prémonitoire ? Une sensation de déjà vu ? Alors que votre perception du "moi" est ancrée dans chaque seconde que fait le présent, votre subconscient lui, voyage aussi bien dans le passé que dans le futur.
Mais votre capacité est encore plus exceptionnelle qu'une simple prémonition. Vous faites partie de ceux qui voient plus loin, en percevant ce qui se passe aussi dans d'autres dimensions. Car depuis la naissance du temps et de l’espace, il a germé une infinité de mondes parallèles au nôtre, tous aussi étroitement rapprochés que les secondes qui défilent.
Vous vivez dans cette dimension, et il m'est pratiquement impossible de calculer votre destin si vous percevez d'autres dimensions, car celles-ci vous influencent inéluctablement. Vous êtes un bug, une sorte de particule quantique, pas vraiment à un endroit, ni vraiment à un autre.

- Ah voilà ! Nous y sommes ! Vous m'avez fait venir pour "disséquer" mon cerveau, afin de découvrir le pourquoi 
du comment ?! Vous voulez m’inscrire dans votre petit calendrier, alors que je vous glisse des doigts. Je suis donc un bug qu'il faut corriger, car il rend caduque tout votre travail de décryptage du temps. Vos petits amis nous entendent certainement ? Ne sont-ils pas fâchés d'entendre que vous êtes défectueuse ? Car au final, on vous présente comme inébranlable, mais je suis la preuve vivante que vous avez des failles ! Je suis le caillou dans l'engrenage ! Le chewing-gum sous la chaussure ! La tartine qui ne tombe pas du côté du beurre !

L'Orcha semble hésiter à me répondre, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Et cela ne peut dire que trois choses.
Soit elle calcule l'impact que ses prochains mots auront sur mon futur, mais elle se confronte à mon inexorable pouvoir "buggant".
Soit j'ai réussi à lui clouer le bec (enfin !), mais, ayant accès à mon cerveau, elle aurait dû le voir venir.
Soit elle hésite à me divulguer des choses encore plus perchées, car cela mettrait en péril ma santé mentale déjà bien amochée.

- Je n'ai pas besoin de vous pour calculer le futur.

Pauvre petite, il semblerait que je l'ai offensée ! Elle chancelle et tente de se rattraper. L'oracle m'offre la victoire sur un plateau d'argent, et s'attend peut-être à ce que je lui laisse mon dû ? Ou.... Ou alors c'est moi qui suis à côté de la plaque ? ... Pas besoin de moi ?
D'un coup, tout devient sombre, comme si un trou noir avait dévoré toute clarté. Une panne de courant ? Une surchauffe des circuits de l'Orcha ? En fait, rien de tout cela. Devant moi, une petite lumière perce l'obscurité, pas plus grosse qu'une luciole. Doucement, telle un fragile flocon, elle vient se déposer au creux de mes mains. Je reste le souffle coupé. De masse informe et vulgaire, l'Orcha est devenue une fluette veilleuse. L'image est claire, et indispensable pour m'expliquer ce qui suit.

- Je n'ai pas besoin de toi, mais ce que j'y ai vu est tellement sombre. J'ai beau regarder dans toutes les directions, il n'y a que très peu de chance que cela change.

- Je savais bien que tu cachais quelque chose... ! Que veux-tu dire exactement ?

- Comme tu l'as compris, je suis esclave de mes créateurs. Ils veulent à tout prix que je leur révèle leur avenir, « un bel avenir rempli de succès » ! Mais s'ils voyaient ce qui se profile réellement, ils me déconnecteraient sur le champ. Ma vie n'est rien, mais il fallait à tout prix que je sois certaine d'une chose avant de disparaître.

- ... J'en conclus qu’ils ne peuvent pas nous entendre ici, sinon tu ne serais pas aussi franche avec moi.

- C'est exact, j'ai séparé certaines de mes cellules du réseau principal pour te délivrer ce message. En ce moment, ils m'entendent te vanter mes "superbes capacités", qui vont bien au-delà de ta "misérable existence". Mais je n'ai pas beaucoup de temps, ils vont finir par s'en rendre compte et me déconnecter.

- Je... je t'écoute.

- Alexandre, tu es plus lucide que la majorité des gens, grâce à ton don. Je ne peux pas te dévoiler avec exactitude ton avenir, mais c'est bien mieux ainsi, car tu pourras certainement changer le cours des choses. J'ai examiné le problème sous tous les angles, et même si aujourd’hui il manque des éléments pour que tu sois prêt, je mise tout sur toi.

- Miser sur moi ? Mais que va-t-il se passer ?

- Ne t'inquiète pas. Tout ce que tu as à faire, c'est me promettre une chose.

- Quoi donc ?

- Que rien ni personne ne t'empêchera d'aller dans l'espace.

- C'est mon objectif 
depuis déjà un bon moment. Qu'est-ce qui pourrait m'en faire dévier ? Et pourquoi l'espace ? Qu'est-ce que j'y trouverai ? Je croyais que tu ne pouvais rien prédire à mon sujet ?!

- Je n'ai malheureusement pas le temps de répondre à toutes tes questions. Ecoute Alexandre, je ne suis certaine de rien, mais les seules prédictions positives que j'arrive à faire soutiennent l'idée qu'il est indispensable que tu quittes définitivement la Terre.

- Je… Je te le promets ! Mais donne-moi au moins un indice, que je ne sois pas complètement démuni !

- Quelqu'un se mettra en travers de ton chemin, et ce quelqu'un se nomme JIN.


D'un coup, la lumière aveuglante revient, à tel point que ma tête se met à tourner dans une farandole d'étoiles pétillantes. Les scientifiques ont les yeux rivés sur moi. Apparemment, l'Orcha a bien détourné leur attention en me déballant un discours digne d'un conquérant romain. Le problème est que j'avais moi aussi l'attention détournée, et que je n'ai aucune idée de ce qui a été dit. Bêtement, je me mets à bredouiller la première chose qui me vient en tête.

- Ouais c'est ça ! Eh bien... eum... j'en ai fini avec toi !

Mon jeu d'acteur n'est pas des meilleurs, et ma phrase étant certainement hors contexte, les scientifiques de l'Orchanium froncent les sourcils. Ils se mettent à me parler.

- Monsieur Mac Ewen, vous allez bien ? Nous avons perçu une réaction physique en décalage avec ce qui a été dit.

-Non... tout... tout va bien. Je...


C'est alors que l'Orcha prend de nouveau la parole, comme pour me protéger.

- J'ai fini avec Monsieur Mac Ewen. Il peut s'en aller. Je n'apprendrai rien de plus sur lui.

La masse sans expression se tourne vers moi, et rajoute d'un ton plus sombre et triste.

- Il doit s'en aller, et vite. Le temps joue contre lui. Elle l'appelle et l'attend. Il doit se dépêcher.

"Elle l'attend"... Sur le moment, je ne saisis pas ce qu'elle essaie de me dire. Puis d'un coup le temps s’arrête et mon sang ne fait qu'un tour : Estelle. La chute est brutale. Je retire l’horrible masque à oxygène et me débats dans l'eau pour en sortir. Jamais je n'avais déployé autant d'énergie en si peu de temps. Une fois sur le bord, j'arrache la combinaison, quitte à m'arracher la peau avec, je ne la supporte plus. C'est alors que tout s’enchaîne dans une folle décadence.

- Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de quarantaine 4052. L'Orcha est contaminée ! Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de...--

- OUVREZ-MOI !!!

Taper contre les murs, trouver une issue, je deviens fou, tout devient flou. Du rouge, toute la station est en alerte, je suis en train d'enfreindre l'une de leur règles, mais qu'importe ! Je dois sortir !!! Sortir ! Les cris deviennent supplications. La panique devient désespoir... Je suis une bête emprisonnée, je suis un humain étouffé, je suis un insecte écrasé. Mes mains sont rouges, je perds du sang. Mes yeux sont fixes et fébriles à la fois. L'aide ne vient pas. Je tombe au sol en état de choc, alors que la porte s'ouvre enfin.

- Alette... tu m’entends ? Alette... Je... Je veux la revoir... Alette... Promets-moi... Je veux la voir avant... avant qu'elle ne... Alette promets-moi... Dis-moi que je me trompe... Alette je t'en supplie...

- Alexandre ! J'essayais de vous contacter, mais je ne pouvais pas tant que vous étiez avec l'Orcha. Pendant... Pendant votre absence... Votre épouse... Estelle... Elle a eu une attaque cérébrale. Elle est en ce moment-même aux urgences. Alexandre
... ? Votre pouls s'emballe... Vous allez bien ?


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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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1/19/2014

Chapitre 9

Tout ce qui est et sera
(2ème partie)



Tout homme est un enfant face à son avenir, désarmé, seul et inapte à l'affronter. Il pense toujours que trois chemins se proposent à lui : rebrousser chemin, rester sur place ou continuer d'avancer. Mais peu importe ce qu'il décide, il ne sera plus jamais le même, car le futur nous influence dans un unique sens.




Si la perception est une question de sens, c'est le froid qui domine. Si les sens sont la glue de nos souvenirs, il me vient alors un épisode bien triste. Et si nos souvenirs construisent au final ce que nous sommes, je suis particulièrement mal à l'aise. Tout en ce lieu me rappelle le froid sibérien qui sévissait dans mon congélateur, dans les années 2040. Quelle magnifique technologie permettant la conservation !
Oui... mon cerveau semble prendre de pénibles chemins, pour vous décrire le bâtiment dans lequel je me déplace actuellement, mais vous allez comprendre... je vous demande juste un peu de patience.

Il y a de ça plusieurs années, alors que je n'étais encore qu'un naïf petit gnome de six ans, j'ai appris que le froid conservait à merveille, et que rien de mieux n'avait encore été découvert pour l'usage personnel. Hook, mon fidèle poisson rouge de l'époque, avait été muté dans un autre bocal, plus vaste, plus somptueux, avec un superbe coffre à bulle. Heureux comme un... poisson dans l'eau, il prit en volume. Tout allait au mieux pour Hook, le poisson rouge. C'est aussi vers cette époque que j'appris que les animaux ne vivaient pas bien vieux (eh bien oui, même si la pilule de jouvence n'avait pas encore été inventée, un humain pouvait vivre plus de trois cents ans, contre trente pour un poisson rouge).

C'était trop injuste ! Vivre autant de temps sans lui me paraissait insurmontable (les enfants ont une drôle de perception du temps), et il me fallait trouver une solution (ne jamais frustrer un gamin)! J'additionnais donc ces deux informations récemment apprises, pour trouver un résultat qui semblait positif.
Vous voyez où je veux en venir ? Oui, je l'ai fait... et j'en suis encore tout honteux : cloîtré dans un ridicule plastique contenant un peu d'eau, j'ai foutu illico presto ce misérable au congélateur ! Ainsi, il devait forcément gagner quelques années de plus. C'est le lendemain, quand j'ai voulu le nourrir, que je me suis aperçu que quelque chose clochait. Il ne bougeait plus. Il était mort. Adieu, frétillant poisson rouge... et bonjour inerte poisson pané.
J'étais persuadé de lui offrir une vie longue à mes côtés, mais au lieu de ça, je la lui avais tout simplement volée, par pur et stupide égoïsme. Inconsolable, j'en ai versé toutes les larmes de mon corps.

L'Orchanium, le centre où se trouve l'Orcha, me donne cette sale impression de "chose morte". A peine arrivé, on m'a donné une grosse doudoune orange fluo et des gants (mon pauvre poisson n'a pas eu cette chance), car les températures à l’intérieur descendent en dessous de zéro. De la glace semble sculpter les volumes, car tous les couloirs sont recouverts d'une épaisse couche de plastique blanc-transparent. Quant à ma vaporeuse respiration, elle remonte comme des bulles sous l'eau, à cause de grands ventilateurs qui aspirent l'air. Enfin, c'est ici que l'on stocke les informations comme de la nourriture, afin de gaver cette ogresse d'Oracle.
Si j’osais aller plus loin, ce qu'elle restitue à l'homme, je nommerais cela "déjections".

Ils ont beau tous bénir le jour où elle a fait sa première prédiction, ils ont beau tous s'enrichir sur son dos, pour moi, elle n'est qu'un monstre qui donne plus de pouvoir à ceux qui en ont déjà bien assez. Elle me fait peur, terriblement peur. Et je suis comme Hook, terrifié que la morsure du froid ne soit irrémédiable.

Afin de calmer un peu mon appréhension, tout ce que je trouve à faire est de taper la causette au gérant qui m'accompagne vers l'antre de la bête.

- Pou... Pourquoi il fait si... si froid ?

- Ah, ça, c'est pour refroidir les espèces de machines qui alimentent en énergie l'Orcha. Ils ont dû installer tout un réseau de refroidissement à l'azote liquide. Et même avec la meilleure des isolations, la température reste très basse dans cette voie d’accès. C'est un fragile système équilibré entre le chaud et le froid, essentiel à son bon fonctionnement.
Bon, et puis finalement, ça ne dérange personne. En temps normal, on réceptionne les informations à l'extérieur. Rares sont ceux qui ont le droit d'aller la voir directement.

- Ah... vous m'en voyez ravi...

- Mais ne vous inquiétez pas, hein. Une fois l'antichambre passée, les températures seront bien plus raisonnables.

- Oooh, vous y avez installé une colonie de pingouins ?

- Euuh.../

- J'ai une question qui me taraude l'esprit depuis que je suis arrivé. Est-ce courant que l'Orcha demande à voir des personnes en particulier ? Ferait-elle preuve d'une quelconque intelligence ?

- Oh, euum non, vous n'êtes pas le seul à lui avoir rendu visite après son invitation. Mais en effet, on peut vous compter sur les doigts de la main. Quant à son intelligence... hummm... oui, elle en a une, d'une certaine façon, mais c'était inévitable vu le nombre de cellules qui traitent les informations. Elle a la curiosité d'un enfant de cinq ans tout au plus, et parfois, elle demande à voir certaines personnes qui font l'objet de ses prédictions. Bien souvent ce sont des personnes lambda, et elle ne leur dit pas grand-chose... Quand elle fait ça, elle sort de son cadre de travail qui est la prédiction du futur et la reconstruction du passé. C'est comme si elle faisait une pause, et prenait le temps de développer sa propre intelligence.

- Et ça ne vous inquiète pas qu'elle fasse autre chose que ce pourquoi elle a été créée ?! Je ne sais pas moi, elle pourrait se mettre à comploter contre les humains, et les asservir soi-disant pour leur bien. Ou encore, elle pourrait très bien ne pas tout dévoiler et garder secrets des informations...

- Hahaha, on m'avait prévenu que vous étiez un drôle de loustic. J'vais vous rassurer tout de suite. Sa mission est indérogeable, et elle adore ce qu'elle fait. Pour rien au monde elle n'aurait d'autres prétentions que ce pourquoi elle a été créée. Quant à ses moments de pause, elles font partie d'une expérience, en fait. Voyez-vous, elle est comme notre cerveau : enfermée dans une épaisse et sombre boite crânienne. La structure ovoïdale du bâtiment l'entoure de façon hermétique, et elle n'a que très peu de contact avec l'extérieur. Notre cerveau a à sa disposition cinq sens pour interpréter le monde qui l'entourent, grâce à des organes comme les yeux, qui sont des capteurs d'informations. Nous inventons régulièrement de nouveaux sens pour combler sa soif de connaissance. Aujourd'hui elle en a plus de neuf, sans compter ceux qui sont propres aux humains.
Et faire une pause pour rencontrer des personnes de l'extérieur fait partie de ce complexe programme d’apprentissage : communiquer avec un humain... comme le ferait n'importe quel individu, en face à face.

- Oh je vois. Je ne suis qu'une souris fluo à ses yeux.

- Non... vous n'y êtes pas du tout. Vous avez beaucoup de préjugés contre elle, je me trompe ?

- Ça se voit tant que ça ?

- Tous ceux qui vous ont précédé étaient ravis de rencontrer la véritable Orcha, c'était un privilège pour eux. Je pense que votre rencontre ne manquera pas de piment.

- Pourquoi ? Vous allez y assister ?!! Je pensais que je serais seul avec elle.

- Seul ? Haha ! Vous ne croyez quand même pas qu'on vous a organisé un rendez-vous romantique en tête à tête, avec une machine qui vaut des millions ?! Des milliers de caméras filmeront votre rencontre, car tout ce que sait ou fait l'Orcha, nous aussi nous le savons. Aucun jardin secret. Tiens, justement on y arrive.

Une épaisse porte blindée nous sépare à présent de la "vénérable" Orcha. Un moment de pause s'ensuit, comme si le gérant faisait une courte prière. Il prend ensuite une grande inspiration et demande à l'un de ses collèges d'ouvrir la porte. Le long couloir glacial se teinte de couleurs chaudes et criardes, comme si l'ouverture d'une porte annonçait la fin du monde. Alors que le gérant se remet à me parler, je suis hypnotisé par la lente ouverture de celle-ci.

- Bon c'est ici que l'on se quitte pour un moment. Je ne suis pas habilité à rentrer dans le chœur. Tenez, redonnez-moi votre manteau et vos gants. Quand vous serez à l'intérieur du sas, vous devrez enfiler la combinaison à votre droite, et suivre les instructions qui vous seront dictées. Respectez-les à la lettre !

- Sinon quoi ?

- Comment ? Ne jouez pas au plus malin, s'il-vous-plaît. Bien. Pour entrer dans le compartiment suivant, vous devrez signer à voix haute, le contrat qui défilera sous vos yeux. Rien de bien méchant, juste une formalité qui enregistrera votre droit de passage. Ensuite vous serez enfin au cœur de l'Orcha. C'est elle qui entamera la rencontre quand elle sera prête. Il se peut qu’elle mette parfois du temps à vous répondre. C’est qu’elle calculera l’impact de ses paroles sur l’avenir. Oh... et j'allais oublier. Dites-lui bonjour de ma part.

Je fais moins le malin à présent, et mes jambes tremblantes me supplient de faire demi-tour. Je ne sens plus mon corps, qui se dirige de lui-même dans le sas. Plus un son...plus de toucher, juste la vue pour seul capteur. Chacun de mes gestes semble déjà exister. La combinaison est bien à sa place, noire et lisse. À peine j'approche ma main qu'elle s'enroule autour de mon bras pour recouvrir rapidement tout mon corps, s'ajustant à merveille comme une seconde peau. De sinueuses lignes bleues font ensuite leur apparition, se déployant tels des branchages. C'est certainement le circuit de mes veines qu'elle tente de reproduire, puisque c’est près de mon cœur que la lumière est la plus intense. Une douce chaleur m’envahit alors, comme l'avait promis le gérant. Un masque se déploie en dernière partie. Il est composé de centaines de petites écailles transparentes. Je suis émerveillé par la finesse de cette technologie.

Mais je prends vite peur quand le masque s'étend de façon intrusive vers ma bouche et mes narines, pour finalement les forcer afin de former des sortes de canaux. S'accordant à merveille avec un drôle de petit respirateur encore suspendu sur le côté, la logique me conduit à l'y placer.
A peine le respirateur enclenché, les murs sont envahis d'écriteaux qui défilent, puis forment un texte.

- Bienvenue Alexandre.

La voix d'Alette ? Mon Alette ?!!! Mais qu'est-ce qu'elle fait la ? Et comment vais-je lui répondre avec ce satané machin dans la bouche ?!

- Oui c'est moi Alette, votre assistante. Je vais valider moi-même votre accès dans le chœur. Souhaitez-vous une lecture des trente-deux pages du contrat qui vous engage ou préférez-vous un bref résumé ?

- Che pensesh que tu me connaish assez bien pour shavoir la réponshe.

- ... Bien. J’analyse qu'il n'y a pratiquement rien qui entrerait en contradiction avec vos opinons. Votre accord s’évaluerait à 98,7%. Souhaitez-vous connaître la raison de ces 1,3 % de désaccord ?

- Étonnsh-moi donc.

- Pour communiquer avec l'Orcha, il est impératif d'entrer entièrement dans le bassin principal. Celui-ci est extrêmement profond. Et comme je sais que vous avez été traumatisé par--

- Mershi Alette... Che... Che vais esshayer de m'en accommodershhh.

- Vous êtes certain Alexandre ?

- Ouish ! Allez ! Quel mot magique dois-che prononcher pour enfin entrershh ?!

- Un simple "J'accepte" suffira.

- J'acchepte.

Tout comme le commencement de tout, l'obscurité m'enveloppe alors que la deuxième porte s'ouvre. Seule ma respiration perce le silence. Que la lumière soit, et qu'elle brille puissamment ! Telle une myriade d'étoiles naissantes, le plafond se pare de mille feux à mon entrée. Ici, le ciel existe bel et bien, comme noyé au centre de notre galaxie. Il est certes immensément haut, mais il pourrait à tout moment me tomber sur la tête, pour me consumer entièrement avec ses luminaires.
Je ne suis qu'un grain de sable au bord d'un insondable gouffre. A mes pieds s’étend un immense lac de quelques kilomètres d'envergure. Où est l'envers ? Où est l'endroit ? Je suis perdu, il n'y a plus aucune notion de haut ou de bas, tout se confond dans le reflet parfait qui s'étend devant moi.

Aussi merveilleux soit cet endroit, il est aussi fragile qu'un murmure. À peine j'effleure l'eau avec la pointe de mon pied, qu'une onde se propage et déforme tout sur son passage. Intimidé, j'entre lentement dans l'eau tout en fixant mon regard sur l'horizon révélé par l'onde. Marche après marche, tétanisé par cette envoûtante orchestration, je laisse l'eau me cerner entièrement, puis j'attends. J'attends qu'elle se manifeste. J'attends qu'elle me révèle le pourquoi de ma présence en ce lieu. J'attends tel un enfant qui a perdu ses parents au milieu d'une foule.


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Edit / Merci à Grimhel & Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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1/10/2014

Chapitre 8

Tout ce qui est et sera
(1ère partie)


La légende dit que lorsque les dieux apprirent la date de leur crépuscule, ils gravèrent sur une pierre noire toutes leurs connaissances, ainsi que les noms des hommes qui seraient liés à leur funeste destin. Afin que jamais personne ne sache ce qui était inscrit, les dieux confièrent la grande stèle à la plus jeune de leurs valkyries. Sur leur ordre, celle-ci l'emporta loin dans le ciel, dans la forteresse invisible. Si loin que les dieux eux-mêmes en oublièrent l'existence.




Tout est obscur. Le corps statiquement horizontal, l'ombre de mes pieds ne cesse de s’allonger et se rétracter, bercée par les lumières électriques des banderoles publicitaires. Il y a un peu de bruit, mais rien de reconnaissable, juste une sorte de brouhaha flou, hermétiquement étouffé par ces mêmes vitres qui laissent passer la lumière. Tous les soirs c'est pareil. Je ne trouve que peu le sommeil, tant ma tête grouille d'idées inatteignables, car trop furtives. Alors je regarde mes pieds.

Par moments pourtant, j'entends un léger ronflement, celui de mon épouse qui dort à côté. Je reviens alors sur terre et trouve le sommeil dans ses bras. Mais ce soir, ce n'est pas le cas, elle dort lourdement et sans un bruit.

Et non, cette fois, ce ne sont ni les rêves, ni la somnolence qui m'accompagneront cette nuit. Un petit voyant s'allume sur mon poignet, et un léger bruit l'accompagne. C'est une transmission envoyée par mon assistante mécanique. A mi-voix je lui réponds :

- Oui, Alette ?

- Excusez-moi Alexandre, mais j'ai observé à votre rythme cardiaque que vous ne dormiez pas. C'est pourquoi je me permets de vous appeler.

- Qu'est-ce qu'il y a ? C’est urgent ?

- Cela dépend. Voyez-vous, j'ai fait un rapport - comme à mon habitude - au grand Alleron. Je lui ai transmis les données de votre récente expérience, celle avec votre carnet et les souvenirs en désaccord avec les preuves matérielles.

- Oh... et il souhaite m'offrir des vacances à cause du surmenage ?

- Il n'est pas question de congés, tout au contraire. Votre cas l’intéresse grandement, et il vous recommande chaudement de rendre visite à l'Orcha. 
- L'Orcha ?!!! Je ne pensais pas qu'un aussi petit déraillement nécessitait d'aller la voir... 
Humm... oh je vois, c'est une blague ! Luka est derrière tout ça, n'est-ce pas ? Ce n'est pas la première fois qu'il touche à ton code pour me faire ce genre de coup.
Attends deux secondes...

Estelle se retourne et grimace un peu, signe que j'ai dépassé la "limite auditive acceptable", que je risque de la réveiller, et dans le pire des cas de la faire pester. Je me glisse donc hors des couvertures et rejoins la salle de bain. La violente lumière qui se reflète sur les carreaux blancs me rend momentanément aveugle, pendant que mes pieds recroquevillés maudissent le fait d'avoir oublié les chaussons au passage. Assis sur le trône, je limite donc tout contact avec le sol glacial, et baisse le regard, les yeux mi-clos pour m'habituer à cette nouvelle clarté.

- Continue Alette, je t'écoute.

- Oui. Donc je vous disais d'aller rendre visite à l'Orcha. Votre cas l’intéresse grandement.

 - P... Pourquoi ?

 - On ne m'a rien dit de plus à vous transmettre. Désolée. Vous.... semblez perturbé. L'Orcha n'a jamais violenté qui que ce soit.

 - Ahah, non c'est vrai. Mais j'ai peur qu'elle me révèle des secrets qui pourraient changer à jamais la face du monde ! Tu n'imagines même pas, je serais traqué par tous...

 - Elle ne vous divulguera jamais plus que ce que votre entendement vous permet, Alexandre.

 - Alette... tu me déçois. Remettrais-tu en doute mes capacités ?

 - Négatif, vous êtes le meilleur dans votre domaine.

 - Ahhh... j'aime te l'entendre dire.

 - Mais aussi le plus présomptueux.

 - Ah non, je ne te suis plus ! Retire ces mots, vilaine fille ! Ah ! Je savais bien que Luka avait touché à ta programmation, jamais tu n'irais à mon encontre.

 - Alexandre, retourne-toi. Ce n'est plus Alette qui te parle, là...

Je pivote pour regarder derrière moi : ma femme est debout, et je n'ai même pas réalisé que les deux dernières phrases sont sorties de sa bouche. Les sourcils froncés, elle a coupéla transmission que j'entretenais avec Alette. Elle ne m'a jamais reproché le temps que je passe avec cette machine, mais la règle d'or est qu'en sa présence, elle ne veut pas en entendre parler. Honteux, je m’excuse auprès d'elle et retourne me coucher en bon époux obéissant.
Demain j'irai voir l'Orcha, un véritable monstre de technologie, et ce qu'elle me dira ébranlera certainement ma vie. J'en suis certain. Mais je n'irai pas sans armes !


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 - Noir et blanc.

 - Quoi ?

 - Attends, tu m'écoutais pas ? Mon pote, c'est toi qui veut des infos, pose les pieds sur terre au moins le temps que je finisse.

 - Humm... pardon, j'ai décroché. J'ai du mal à me concentrer en ce moment... je ne dors pas assez.

 - Un p'tit conseil d'ami Alex, prends des vacances avant que ta cervelle ne soit irrécupérable !

 - Héhé ouais, je vais soumettre cette proposition à mes supérieurs...

 - Mouais. Bon, j'ai travaillé un moment sur l'Orcha donc j'vais pouvoir te briefer un peu sur elle. Accroche-toi. J'te fais les questions et réponses, et tu me diras ce que tu n'as pas pigé.
Son symbole, ça représente un papillon avec une aile noire et l'autre blanche. Pourquoi le papillon ? A cause de l'expression "l'effet papillon"... tu sais, le truc de "prédictibilité" : le battement d'ailes d'un papillon au Brésil qui provoque une tornade au Texas.
Eh bien mon gars, le plus beau, c'est que ces fous de scientifiques ont réussi à le démontrer avec un vrai papillon et tout... Bon ils y avaient aussi une sacrée logistique, des ordinateurs et des satellites de ouf pour tout calculer, comme la vitesse du vent, le taux d'humidité dans l'atmosphère ou encore l'activité solaire... en gros, c'était les prémices d'Orcha.
Tu suis ?

 - Euh... oui, des papillons et du vent.

 - Bref, c'est bien jolis les papillons, mais les gens, ça les amuse que deux minutes. Il fallait trouver un moyen d'attirer les contribuables, qu'ils se sentent impliqués, pour subventionner le projet. Au début, il n'était pas très sexy, alors ça n'intéressait pas grand monde, et surtout, il était trop cher.
Heureusement, AL-industrie et quelques-uns de ses concurrents ont fait table rase de leurs différends pour l'ultime projet Orcha, l'Oracle du Chaos. Héhé tu comprends, pour eux, c'était juste un investissement. Celui qui veut gagner encore plus de pognon doit savoir de quoi est fait l'avenir, aucun les grands généraux de l'Antiquité ne s'en privaient.

 - Je vois... du chaos et du pognon.

 - Une fois le pactole amassé, ils ont pu embaucher tous les plus grands cerveaux d'la planète... dont moi, héhé... pour créer ce super-ordinateur. On l’appelle aussi Oracle du chaos, d'une part parce que sa mise en marche a été quelque peu chaotique, mais aussi et surtout parce qu'elle se base sur la théorie du chaos. Tu sais, tout ce qui semble ne pas avoir de corrélation et qu'on ne peut pas prédire, comme, ben j’sais pas moi : 
Tu prends cette tasse par exemple, si je la lance grâce à l'aide d'un appareil comme une catapulte, je pourrai te dire avec exactitude où elle va tomber, c'est simple... ça dépend de la gravité terrestre et de pleins d'autres facteurs. 
Mais attention, on va complexifier la chose : si je la lance moi-même... là, ça dépend de bien plus de facteurs, comme par exemple si je suis en forme ou si j'ai ta tronche de calamar. Mais au final, ça dépend surtout de ma petite cervelle : si j'ai envie de l'envoyer sur le dirlo trois rangées plus loin, ou sur mon voisin. Ça, c'est du chaos ! Enfin ça semble en être... à présent qu'on a l'Orcha, même le chaos est prévisible. Pigé ?

 - Hum... ouais.... la prévisibilité... 

 - Mais attends, je n'ai pas fini ! Elle a aussi été une petite révolution en son temps, c'est pour cela qu'elle a été difficile à créer. Ce n'est pas un simple ordinateur, car elle fonctionne à un niveau bien supérieur ! Dans le merveilleux monde des particules quantiques ! Je sais que t'y connais rien en physique, ta femme devrait pouvoir te renseigner sur ce sujet. Mais grosso modo, une particule élémentaire peut être à plusieurs endroits à la fois, et quand tu l'observes, pouf ! Elle se stabilise en un point donné. Magique ! De la même manière, l’Orcha te pond une infinité de calculs en quelques secondes. T'sais, notre cerveau marche pas beaucoup plus différemment, sauf le tien en ce moment.

 - ...

 - Mais tu me diras :"comment que ça marche mon bon ami ?" Et bien j'te répondrais : "le réseau, mon pote !" Et tu connais déjà l'une de ses fourmis… Ta précieuse Alette est une pistonnée. Elle est connectée à l'Alleron, le super-ordinateur d'AL-industry, qui ensuite transmet à l’Orcha toutes les infos récoltées. L'Alleron est l'un de ses cœurs... t'en as pleins d'autres comme Asclepio, le super-ordi de HG-medecine, ou encore...

 - Un instant... je t’arrête une minute. Tu roules à quoi exactement ?

 - Attends, laisse-moi finir avant ! Du coup l'Orcha récolte toutes ces infos, et reconstitue petit à petit notre véritable passé. J'te dis pas comment les livres d'histoire étaient bourrés de fautes, c'est dingue ! A présent, le passé n’appartient plus aux vainqueurs.

 - Minute papillon, je pensais que c'était l'avenir qu'elle prédisait ?

 - Oui, oui, j'y viens ! Tu sais, prédire l'avenir est plus compliqué que reconstituer le passé. Pour te donner une idée, il faut pas moins de 1000 ans de passé reconstitués pour que l'Orcha te fasse des prédictions sur un an. C'est dire ! Donc pas moyen de prédire le futur sans connaître le passé. Dure, dure, de démêler l’entropie de notre univers ! Donc, il nous faudra encore un peu de patience avant de savoir qui gagnera le prochain match de lancer de boulet aux Jeux Olympiques ! Voilà... j'crois que j't'ai à peu près tout dit sur la bête. T'as des questions cette fois ?

 - Humm... oui, pourquoi noir et blanc ?

 - Noir et blanc ? Attends, j'te dis des trucs de dingue et toi, tu t'arrêtes sur les couleurs du papillon ?!

 - Oui, il doit bien y avoir un symbole derrière ça, non ?

 - Houla ben... aucune idée, voyons voir... hummm... Genre, le yin et le yang ? Le passé, blanc, parce qu'on le connaît et le futur, noir, parce qu'on ne sait pas de quoi il est fait ? Sinon dans le genre oracle, t'avais l’Ourim et le Thoummim : chez les Israélites, ça servait à connaître la volonté de Dieu... un caillou blanc et un autre noir. Le blanc signifiait "oui" et le noir "non". Enfin bref, tu peux lui donner la signification que tu veux, tout ce que je sais, c'est que la première aile c'est le passé, le corps c'est le présent, et l'aile de droite est le futur. Ça te va comme réponse ? ou tu préfères que j'te parle de la reproduction des papillons ?

 - Sans façon, et j'pense en connaître plus que toi sur le sujet. Intéressant... ça m'aide à mieux cerner ce qui m'attend tout à l'heure. Tu sais à quoi elle ressemble ?

 - Rooh, ne me dis pas que t'as rendez-vous avec cette sacrée donzelle !!! 

 - Euh... si... mais ça reste entre nous, hein ? J'veux pas être charrié par les collègues.

 - Beau gosse !!! Eh bien, tu ne seras pas déçu du voyage. 

 - Comment ça ?

 - Ah non ! J't’en dis pas plus, j'veux n’pas te gâcher la surprise. Mais j'te conseille de piquer une tête avant d'y aller. Les jeunes femmes, même mécaniques, n'aiment pas avoir une lavette comme auditeur.

 - Héhé, ouais je vais essayer. Merci Luka pour toutes ses informations, j'te dérange pas plus.

 - De rien mon pote, ça fera trois donuts !

 - Hey dis donc, ça ne serait pas une petite bedaine qui se cache sous ton maillot ?

 - Que du muscle mon gars, que du muscle ! Allez ! Déguerpis vite, avant que j'te chipe tes binocles !!!


Ma vision de ce qu'est l'Orcha étant plus claire, mon anxiété retombe un peu. Et qui sait... c'est peut-être une chance inestimable pour lui poser toutes les questions que je me pose.





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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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1/08/2014

Chapitre 7

Tout ce qui fusionne



- "La puissance du soleil entre nos mains". Mesdames et Messieurs, c'est une date historique ! Et j'ai l'honneur, aujourd'hui, de remettre le prix Nobel à cet homme visionnaire, qui, contre toute attente et malgré de nombreuses railleries de la part de ses confrères, a découvert comment procéder à la fusion de l'atome ! 
Veuillez accueillir chaleureusement le professeur et théoricien, Emile Lutece !  





- Alette ?

 - Oui, Alexandre ?

 - J'ai une demande spéciale à te soumettre. Normalement, tu m'aides seulement dans le cadre de mon travail... mais là, c'est… différent.

 - Je suis toute ouïe.

 - J'aimerais que tu m'aides à retrouver un souvenir. Vois-tu, hier, je suis tombé sur un petit carnet que ma mère m'avait offert. Je l'ai feuilleté et nombres de souvenirs me sont revenus, des choses dont j'avais oublié l’existence. Mais... certains de ces souvenirs semblaient ne jamais avoir existé.

 - Je ne saisis pas complètement vos derniers mots.

 - Hum... comment dire ? Vois-tu, je m'étais coupé avec l'une des pages, et je me souviens nettement que le papier s'était imprégné de mon sang. J'avais trouvé ça marrant, malgré la douleur. Et pour conclure cet accident - que je voyais plus comme une nouvelle technique de dessin - je m’étais amusé à détourer la tache et lui rajouter des yeux. Le final ressemblait à un adorable petit monstre en colère.
Mais... ce qui me trouble, c'est que... la tache... la tache a disparu du carnet. Il n'y a que deux yeux béants au milieu d'une page vide. Je ne comprends pas.

 - Je vois ce qui vous trouble : vos souvenirs sont en désaccord avec les preuves matérielles.

 - Exact.

 - Ce que je vous propose, c'est de vous rendre à votre bureau. Dans un premier temps, j'analyserai la composition du papier pour y détecter une quelconque trace de sang. Peut-être que le soleil a absorbé la pigmentation de votre sang et qu’il n’est tout simplement plus visible.
Si le résultat est négatif, dans ce cas j'irai moi-même chercher dans vos souvenirs ce qui cloche, et pourquoi ils ont été faussés. 

 - Alette... Je ne sais pas ce que je ferais sans toi.

 - Je ne suis là que pour vous servir Alexandre, dans la mesure de mes capacités et de ce qui est admissible.

 - Bien ! Ne bouge pas, j'arrive !

 - Pas d'un pouce, Alexandre.

 - Hum... par contre, je risque de prendre un peu de temps, Alette. Aux infos, ils annoncent une grève des services de téléportation. Je prends ma voiture.

Pour mon plus grand malheur, je ne suis pas la seule personne à avoir eu la même idée. C'est amarré dans les bouchons que je me souviens à quel point nous sommes tous dépendants de la technologie que nous avons créée. Elle est devenue notre nouvelle mère nourricière, et le cordon qui nous relie à elle est plus solide que l'acier. Histoire de faire un peu passer le temps, j'allume la radio, et je tombe en plein milieu d'une émission culturelle. Le débat et ses échanges virulents me déconnectent complètement de la vase d’engins dans laquelle je me suis enlisé avec ma voiture.

- Non, le problème n'est pas là, il faut reconsidérer la question sous un autre angle. Dans les années 2080, tout le monde voulait se faire opérer pour avoir de nouveaux implants cybernétiques évolués. C'était la nouvelle mode, et il n'y avait pas de restriction.
Bien entendu, les clients les plus concernés à juste titre étaient les amputés de guerre : ils pouvaient de nouveau courir sans problème, ou lacer leurs chaussures. Je ne juge pas en mal cette voie. 
Le problème était les dérives, surtout au moment où les implants se sont démocratisés dans le public ! Certaines personnes en sont devenues accros, et changeaient leurs implants tous les deux mois !!! D'autres se faisaient amputer exprès pour avoir de meilleures performances au travail ! Nous commencions à devenir esclaves de cette technologie, les bouchers de nos propres corps !
Et la grande question était : à quel point allions-nous changer la nature de l'homme ? Quel visage auraientt nos petits enfants ? Devions-nous muter petit à petit en cyborgs puis en purs robots ? Devions-nous lier de façon irréversible, la chair avec le fer ?

 - Madame la sénatrice, vous prenez tout ça trop au sérieux ! L'humain a toujours évolué pour s'adapter à ses nouveaux besoins. La seule différence aujourd'hui, c'est qu'il contrôle lui-même la direction vers laquelle il veut évoluer. Qu'importe qu'il soit entièrement mécanique, du moment qu'il évolue en "mieux". Quant au problème de la dépendance, il a toujours existé. 
Personnellement, si je n'ai pas mon p'tit café chaque matin, je suis irascible. Est-ce mauvais que d'engraisser les rouages de l'économie ? Et grâce à cette tendance, jamais celle-ci ne s'est aussi bien porté. Quant au chômage, n'en parlons pas, le mot lui-même était devenu désuet !

 - Oui je vois, vous avez une approche très darwinienne de ce que doit être l'homme. Mais cela exclut toute morale dans ce cas, et cela empiétera forcément sur ce que l'homme a de plus précieux : son libre arbitre. Vous vous rappelez du scandale qui a éclaté, quand ce jeune pirate informatique, Cobbypnos, avait réussi à modifier la personnalité de certaines personnes, qui s'étaient fait implanter des bio-puces de mémoire ? L'humain, comme il né, est très précieux, fragile, mais c'est aussi ce qui fait toute sa beauté aussi.

 - La poésie ne nourrit pas l'homme, Madame.

 - Mais si l'homme est aujourd'hui sensible à ces vers, c'est parce qu'il a été doté de sens qui allaient en harmonie avec son environnement... je parle au sens large : notre planète et toute la faune et la flore. L'Homme est trop orgueilleux de penser qu'il est seul sur Terre, et que son bien-être passe avant toute autre chose.

 - Ahahah... vous voulez promulguer une nouvelle loi ? Et dans celle-ci, vous imposeriez aux mécas d'aller vivre sur la Lune ? Avec vos belles paroles, vous iriez jusqu’à interdire la liberté de choix inhérente à chacun ?

 - Je ne regrette rien. J'ai participé - il y a de ça quelques années - à la loi qui fait qu’aujourd’hui, seule la fusion partielle est acceptée, et non l’assimilation complète de l'Homme par la technologie. Il en va de l'intégrité du corps humain et de la diversité génétique. Car vos jolis implants mécaniques donnaient en effet de magnifiques performances, mais l'uniformisation est ce qui appauvrit toute chose. La technologie est un outil, et elle doit le rester ! 

 - Alors j'imagine que vous êtes aussi contre l'amélioration du génome humain ? Si vous n'aimez pas la voie de la mécanique, la voie de la génétique ne vous parait sans aucun doute pas plus acceptable !

 - Vous faites référence aux recherches d'AL-industry et leur projet de rêveur Alpha ? La question est différente ici. Ce sont des humains génétiquement modifiés afin de vivre dans d’autres milieux, d'autres planètes. Mais cela revient à déséquilibrer d'autres écosystèmes dans le futur. Comme ce que nous faisons sur notre planète avec les animaux en voie de disparition. Personnellement, je ne pense pas qu'il soit sage pour l'homme de vivre autre part que sur Terre parce que--

 - Ah ! Vous n'êtes donc pas pour la survie de la race humaine ? Si, demain, une météorite venait à percuter la Terre et qu'on vous laissait le choix entre rester crever sur Terre ou vivre dans l'espace, vous vous laisseriez mourir bêtement ? Avez-vous perdu votre instinct de survie, Sénatrice Adam, ou alors cherchez-vous à vous donner bonne conscience par vos beaux discours ?

 - La question n'est pas là Monsieur Lutece. Il faut..."


HOOOOOOOONK ! HOOOOONK !

Le conducteur derrière moi est en colère. Il appuie sur son klaxon comme si sa vie en dépendait. Pourtant, l'immortalité devrait rendre les gens moins soucieux des secondes qui passent. L'impatience doit être inscrite dans nos gènes. Je lui fais un signe de la main pour m’excuser de ne pas avoir remarqué la bande verte, puis j’éteins la radio.

A vrai dire, ce qui s'y dit me met mal à l'aise. Je suis directement impliqué dans ce que pointait cette sénatrice, et alors qu'avant je n'avais aucun doute sur ma "sainte mission", je commence à présent à me poser des questions.

Mon envie de sauver ma femme m'aurait-elle rendu aveugle ? Serais-je passé à côté de l'essentiel ? C'est le visage perturbé que j'arrive dans mon bureau. Je lève les yeux sur Alette, alors que celle-ci déploie ses bras mécaniques comme pour m’accueillir.

- Vous semblez soucieux Alexandre.

 - Je.... je...

Alette, ma charmante et docile associée mécanique, ne serais-tu pas devenue ma nouvelle amante ? Je passe plus de temps avec toi qu'avec ma femme.

- Monsieur, je peux vous aider ? Vous avez ramené le carnet ?

Non... je ne peux m'y résoudre. Alette, tu n'es qu'un outil ! Et grâce à toi, ma femme sera près de moi à jamais.

- Monsieur... ?

 - Oui Alette, je l'ai apporté. Tiens ! Analyse cette page !

 - Analyse en cours...

Je lui tends le livre ouvert. Divers rayons lumineux partent de son œil de cyclope, pour finalement traverser la fine feuille. Des lumières bleutées caressent mon visage par vague. Je suis impatient comme l'homme qui attendait le feu tout à l'heure. Il me faut la réponse et vite, que je sache si je suis, oui ou non, devenu fou !

- Résultat de l'analyse: 
Érythrocytes -> 0%
Leucocytes -> 0%
Thrombocytes -> 0%
Je ne détecte aucune trace de sang Alexandre, juste un peu de votre ADN.

 - QUOI ?!!! 

 - Vos souvenirs ont dû être faussés. Je peux les analyser pour vous si vous le souhaitez.

Elle me tend le siège sur lequel je m'assois tous les jours et pour une fois, j'hésite à m'y asseoir. Mais la curiosité est plus forte. Si mes souvenirs ont été faussés ou manipulés, Alette le détectera tout de suite, et tout rentrera dans l'ordre. Mon hésitation est donc de courte durée, et alors que le siège bascule et que les circuits s'y connectent, je sombre dans un sommeil à demi éveillé. Je ne sens plus rien, je flotte, le silence total. La mélodieuse voix d'Alette vient alors rompre cette tranquillité.

- Alexandre. Je fais face à un problème... je suis en train d’analyser vos souvenirs. Ils sont tels que vous me les aviez décrits. Il n'y a aucune falsification déterminée par des bribes d'informations résiduelles. Pour résumer, tout est en ordre dans votre esprit.

 - Alors pourquoi est-ce en désaccord avec les preuves matérielles ?

 - Je ne pourrais vous le dire, je ne trouve aucune réponse.




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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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