1/19/2014

Chapitre 9

Tout ce qui est et sera
(2ème partie)



Tout homme est un enfant face à son avenir, désarmé, seul et inapte à l'affronter. Il pense toujours que trois chemins se proposent à lui : rebrousser chemin, rester sur place ou continuer d'avancer. Mais peu importe ce qu'il décide, il ne sera plus jamais le même, car le futur nous influence dans un unique sens.




Si la perception est une question de sens, c'est le froid qui domine. Si les sens sont la glue de nos souvenirs, il me vient alors un épisode bien triste. Et si nos souvenirs construisent au final ce que nous sommes, je suis particulièrement mal à l'aise. Tout en ce lieu me rappelle le froid sibérien qui sévissait dans mon congélateur, dans les années 2040. Quelle magnifique technologie permettant la conservation !
Oui... mon cerveau semble prendre de pénibles chemins, pour vous décrire le bâtiment dans lequel je me déplace actuellement, mais vous allez comprendre... je vous demande juste un peu de patience.

Il y a de ça plusieurs années, alors que je n'étais encore qu'un naïf petit gnome de six ans, j'ai appris que le froid conservait à merveille, et que rien de mieux n'avait encore été découvert pour l'usage personnel. Hook, mon fidèle poisson rouge de l'époque, avait été muté dans un autre bocal, plus vaste, plus somptueux, avec un superbe coffre à bulle. Heureux comme un... poisson dans l'eau, il prit en volume. Tout allait au mieux pour Hook, le poisson rouge. C'est aussi vers cette époque que j'appris que les animaux ne vivaient pas bien vieux (eh bien oui, même si la pilule de jouvence n'avait pas encore été inventée, un humain pouvait vivre plus de trois cents ans, contre trente pour un poisson rouge).

C'était trop injuste ! Vivre autant de temps sans lui me paraissait insurmontable (les enfants ont une drôle de perception du temps), et il me fallait trouver une solution (ne jamais frustrer un gamin)! J'additionnais donc ces deux informations récemment apprises, pour trouver un résultat qui semblait positif.
Vous voyez où je veux en venir ? Oui, je l'ai fait... et j'en suis encore tout honteux : cloîtré dans un ridicule plastique contenant un peu d'eau, j'ai foutu illico presto ce misérable au congélateur ! Ainsi, il devait forcément gagner quelques années de plus. C'est le lendemain, quand j'ai voulu le nourrir, que je me suis aperçu que quelque chose clochait. Il ne bougeait plus. Il était mort. Adieu, frétillant poisson rouge... et bonjour inerte poisson pané.
J'étais persuadé de lui offrir une vie longue à mes côtés, mais au lieu de ça, je la lui avais tout simplement volée, par pur et stupide égoïsme. Inconsolable, j'en ai versé toutes les larmes de mon corps.

L'Orchanium, le centre où se trouve l'Orcha, me donne cette sale impression de "chose morte". A peine arrivé, on m'a donné une grosse doudoune orange fluo et des gants (mon pauvre poisson n'a pas eu cette chance), car les températures à l’intérieur descendent en dessous de zéro. De la glace semble sculpter les volumes, car tous les couloirs sont recouverts d'une épaisse couche de plastique blanc-transparent. Quant à ma vaporeuse respiration, elle remonte comme des bulles sous l'eau, à cause de grands ventilateurs qui aspirent l'air. Enfin, c'est ici que l'on stocke les informations comme de la nourriture, afin de gaver cette ogresse d'Oracle.
Si j’osais aller plus loin, ce qu'elle restitue à l'homme, je nommerais cela "déjections".

Ils ont beau tous bénir le jour où elle a fait sa première prédiction, ils ont beau tous s'enrichir sur son dos, pour moi, elle n'est qu'un monstre qui donne plus de pouvoir à ceux qui en ont déjà bien assez. Elle me fait peur, terriblement peur. Et je suis comme Hook, terrifié que la morsure du froid ne soit irrémédiable.

Afin de calmer un peu mon appréhension, tout ce que je trouve à faire est de taper la causette au gérant qui m'accompagne vers l'antre de la bête.

- Pou... Pourquoi il fait si... si froid ?

- Ah, ça, c'est pour refroidir les espèces de machines qui alimentent en énergie l'Orcha. Ils ont dû installer tout un réseau de refroidissement à l'azote liquide. Et même avec la meilleure des isolations, la température reste très basse dans cette voie d’accès. C'est un fragile système équilibré entre le chaud et le froid, essentiel à son bon fonctionnement.
Bon, et puis finalement, ça ne dérange personne. En temps normal, on réceptionne les informations à l'extérieur. Rares sont ceux qui ont le droit d'aller la voir directement.

- Ah... vous m'en voyez ravi...

- Mais ne vous inquiétez pas, hein. Une fois l'antichambre passée, les températures seront bien plus raisonnables.

- Oooh, vous y avez installé une colonie de pingouins ?

- Euuh.../

- J'ai une question qui me taraude l'esprit depuis que je suis arrivé. Est-ce courant que l'Orcha demande à voir des personnes en particulier ? Ferait-elle preuve d'une quelconque intelligence ?

- Oh, euum non, vous n'êtes pas le seul à lui avoir rendu visite après son invitation. Mais en effet, on peut vous compter sur les doigts de la main. Quant à son intelligence... hummm... oui, elle en a une, d'une certaine façon, mais c'était inévitable vu le nombre de cellules qui traitent les informations. Elle a la curiosité d'un enfant de cinq ans tout au plus, et parfois, elle demande à voir certaines personnes qui font l'objet de ses prédictions. Bien souvent ce sont des personnes lambda, et elle ne leur dit pas grand-chose... Quand elle fait ça, elle sort de son cadre de travail qui est la prédiction du futur et la reconstruction du passé. C'est comme si elle faisait une pause, et prenait le temps de développer sa propre intelligence.

- Et ça ne vous inquiète pas qu'elle fasse autre chose que ce pourquoi elle a été créée ?! Je ne sais pas moi, elle pourrait se mettre à comploter contre les humains, et les asservir soi-disant pour leur bien. Ou encore, elle pourrait très bien ne pas tout dévoiler et garder secrets des informations...

- Hahaha, on m'avait prévenu que vous étiez un drôle de loustic. J'vais vous rassurer tout de suite. Sa mission est indérogeable, et elle adore ce qu'elle fait. Pour rien au monde elle n'aurait d'autres prétentions que ce pourquoi elle a été créée. Quant à ses moments de pause, elles font partie d'une expérience, en fait. Voyez-vous, elle est comme notre cerveau : enfermée dans une épaisse et sombre boite crânienne. La structure ovoïdale du bâtiment l'entoure de façon hermétique, et elle n'a que très peu de contact avec l'extérieur. Notre cerveau a à sa disposition cinq sens pour interpréter le monde qui l'entourent, grâce à des organes comme les yeux, qui sont des capteurs d'informations. Nous inventons régulièrement de nouveaux sens pour combler sa soif de connaissance. Aujourd'hui elle en a plus de neuf, sans compter ceux qui sont propres aux humains.
Et faire une pause pour rencontrer des personnes de l'extérieur fait partie de ce complexe programme d’apprentissage : communiquer avec un humain... comme le ferait n'importe quel individu, en face à face.

- Oh je vois. Je ne suis qu'une souris fluo à ses yeux.

- Non... vous n'y êtes pas du tout. Vous avez beaucoup de préjugés contre elle, je me trompe ?

- Ça se voit tant que ça ?

- Tous ceux qui vous ont précédé étaient ravis de rencontrer la véritable Orcha, c'était un privilège pour eux. Je pense que votre rencontre ne manquera pas de piment.

- Pourquoi ? Vous allez y assister ?!! Je pensais que je serais seul avec elle.

- Seul ? Haha ! Vous ne croyez quand même pas qu'on vous a organisé un rendez-vous romantique en tête à tête, avec une machine qui vaut des millions ?! Des milliers de caméras filmeront votre rencontre, car tout ce que sait ou fait l'Orcha, nous aussi nous le savons. Aucun jardin secret. Tiens, justement on y arrive.

Une épaisse porte blindée nous sépare à présent de la "vénérable" Orcha. Un moment de pause s'ensuit, comme si le gérant faisait une courte prière. Il prend ensuite une grande inspiration et demande à l'un de ses collèges d'ouvrir la porte. Le long couloir glacial se teinte de couleurs chaudes et criardes, comme si l'ouverture d'une porte annonçait la fin du monde. Alors que le gérant se remet à me parler, je suis hypnotisé par la lente ouverture de celle-ci.

- Bon c'est ici que l'on se quitte pour un moment. Je ne suis pas habilité à rentrer dans le chœur. Tenez, redonnez-moi votre manteau et vos gants. Quand vous serez à l'intérieur du sas, vous devrez enfiler la combinaison à votre droite, et suivre les instructions qui vous seront dictées. Respectez-les à la lettre !

- Sinon quoi ?

- Comment ? Ne jouez pas au plus malin, s'il-vous-plaît. Bien. Pour entrer dans le compartiment suivant, vous devrez signer à voix haute, le contrat qui défilera sous vos yeux. Rien de bien méchant, juste une formalité qui enregistrera votre droit de passage. Ensuite vous serez enfin au cœur de l'Orcha. C'est elle qui entamera la rencontre quand elle sera prête. Il se peut qu’elle mette parfois du temps à vous répondre. C’est qu’elle calculera l’impact de ses paroles sur l’avenir. Oh... et j'allais oublier. Dites-lui bonjour de ma part.

Je fais moins le malin à présent, et mes jambes tremblantes me supplient de faire demi-tour. Je ne sens plus mon corps, qui se dirige de lui-même dans le sas. Plus un son...plus de toucher, juste la vue pour seul capteur. Chacun de mes gestes semble déjà exister. La combinaison est bien à sa place, noire et lisse. À peine j'approche ma main qu'elle s'enroule autour de mon bras pour recouvrir rapidement tout mon corps, s'ajustant à merveille comme une seconde peau. De sinueuses lignes bleues font ensuite leur apparition, se déployant tels des branchages. C'est certainement le circuit de mes veines qu'elle tente de reproduire, puisque c’est près de mon cœur que la lumière est la plus intense. Une douce chaleur m’envahit alors, comme l'avait promis le gérant. Un masque se déploie en dernière partie. Il est composé de centaines de petites écailles transparentes. Je suis émerveillé par la finesse de cette technologie.

Mais je prends vite peur quand le masque s'étend de façon intrusive vers ma bouche et mes narines, pour finalement les forcer afin de former des sortes de canaux. S'accordant à merveille avec un drôle de petit respirateur encore suspendu sur le côté, la logique me conduit à l'y placer.
A peine le respirateur enclenché, les murs sont envahis d'écriteaux qui défilent, puis forment un texte.

- Bienvenue Alexandre.

La voix d'Alette ? Mon Alette ?!!! Mais qu'est-ce qu'elle fait la ? Et comment vais-je lui répondre avec ce satané machin dans la bouche ?!

- Oui c'est moi Alette, votre assistante. Je vais valider moi-même votre accès dans le chœur. Souhaitez-vous une lecture des trente-deux pages du contrat qui vous engage ou préférez-vous un bref résumé ?

- Che pensesh que tu me connaish assez bien pour shavoir la réponshe.

- ... Bien. J’analyse qu'il n'y a pratiquement rien qui entrerait en contradiction avec vos opinons. Votre accord s’évaluerait à 98,7%. Souhaitez-vous connaître la raison de ces 1,3 % de désaccord ?

- Étonnsh-moi donc.

- Pour communiquer avec l'Orcha, il est impératif d'entrer entièrement dans le bassin principal. Celui-ci est extrêmement profond. Et comme je sais que vous avez été traumatisé par--

- Mershi Alette... Che... Che vais esshayer de m'en accommodershhh.

- Vous êtes certain Alexandre ?

- Ouish ! Allez ! Quel mot magique dois-che prononcher pour enfin entrershh ?!

- Un simple "J'accepte" suffira.

- J'acchepte.

Tout comme le commencement de tout, l'obscurité m'enveloppe alors que la deuxième porte s'ouvre. Seule ma respiration perce le silence. Que la lumière soit, et qu'elle brille puissamment ! Telle une myriade d'étoiles naissantes, le plafond se pare de mille feux à mon entrée. Ici, le ciel existe bel et bien, comme noyé au centre de notre galaxie. Il est certes immensément haut, mais il pourrait à tout moment me tomber sur la tête, pour me consumer entièrement avec ses luminaires.
Je ne suis qu'un grain de sable au bord d'un insondable gouffre. A mes pieds s’étend un immense lac de quelques kilomètres d'envergure. Où est l'envers ? Où est l'endroit ? Je suis perdu, il n'y a plus aucune notion de haut ou de bas, tout se confond dans le reflet parfait qui s'étend devant moi.

Aussi merveilleux soit cet endroit, il est aussi fragile qu'un murmure. À peine j'effleure l'eau avec la pointe de mon pied, qu'une onde se propage et déforme tout sur son passage. Intimidé, j'entre lentement dans l'eau tout en fixant mon regard sur l'horizon révélé par l'onde. Marche après marche, tétanisé par cette envoûtante orchestration, je laisse l'eau me cerner entièrement, puis j'attends. J'attends qu'elle se manifeste. J'attends qu'elle me révèle le pourquoi de ma présence en ce lieu. J'attends tel un enfant qui a perdu ses parents au milieu d'une foule.


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Edit / Merci à Grimhel & Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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