12/17/2014

Chapitre 15

Tout ce qui vient des enfers 
(Part 3)



Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant.

Ovide, Métamorphoses





Des lumières fixes et bien ordonnées se reflètent au fond de ses pupilles. Perdue dans ses pensées, elle admire le silence glacial de la grande ville, baignée dans les tréfonds de la nuit.

Elles sont de celles qui fleurissent au crépuscule, et faneront à l'aurore... tout comme celles qu'elles imitent fadement. Hum ! Quitte à choisir, je préfère celles que nul ne peut atteindre.

Elle bascule la tête vers les cimes, et tout son corps suit lentement. Ici, son magnifique ciel mouchardé de pétillants éclats et de sombres nuages n'est plus qu'un souvenir lointain : la Voie Lactée est usurpée par les lumières artificielles. Elle ferme alors les paupières, se remémorant les myriades de fois où elle essayait de les compter. Lentement, elle sombre vers les mirages de son passé.

À cette époque, des champs à perte de vue l'entouraient, et non la bruyante ville. Elle étalait ses jambes sur de jeunes pousses, et non sur un banc rêche. Elle respirait le parfum brumeux des liserons bleus, et non celui d'une bouche de métro. Comme à son habitude, son père n'était pas rentré pour dîner, alors elle allait directement lui apporter sa part. Cet homme imposant passait beaucoup de temps dans ses champs, à cultiver des fleurs sur plusieurs hectares. Cette période de l'année était décisive s'il voulait obtenir une bonne récolte, afin de les revendre à prix d'or à de grandes firmes pharmaceutiques. La nuit tombait, et finissant toujours par le croûton de pain, son père lui racontait alors des histoires de grandioses conquêtes spatiales de son cru. Le ciel étoilé lui-même devenait la scène de ces aventures : à chacune un nom, à chacune une histoire.

L'étoile Lord... demi-dieu chasseur de prime aux mille et une victoires. Obi le premier... qui après que son apprenti l'eut trahi, alla méditer sur le sort de l'univers dans un désert. Capa le probité... qui d'un baiser pouvait rendre la vie aux étoiles mourantes. Ou bien encore Kelvin le tempéré, qui, ayant perdu la chaleur de son étoile, parcouru l'espace entier pour la retrouver.

Mais son histoire préférée était celle d'Ellen de la Lune, qui osa tenir tête au pire monstre de la galaxie, le démon à deux bouches. Ce sont toutes ces histoires qui ont fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui... changeant de masque à volonté, s'inspirant de ces personnages atypiques.

- Que regardez-vous ?

Une voix rauque la fait sortir de sa torpeur. Elle bouge à peine, seuls ses yeux pivotent, fixant l’inconnu du coin de l’œil. Rapidement, elle "analyse" l'énergumène.

Silhouette générale énigmatique... Petite tête surplombant un corps paré d'un manteau pyramidal : Représentation une certaine autorité, pourtant sans fioritures... ce n'est qu'un pion. Crâne rasé présentant une certaine dysmétrie, signe d'un accouchement difficile : des maux de tête réguliers doivent l'assaillir. Clairement, il exhibe cette différence fièrement... Il veut se la jouer gros dur ?
Le visage... orbites profondes derrière la visière qui masque ses yeux,  nez osseux et fin, bouche maigre bien dessinée. Rides bien marquées... ce n'est pas un immortel : doit se battre constamment pour prouver qu'il mérite encore sa position.
Les mains dans les poches, un léger renflement prouve qu'il cache quelque chose dans sa main droite. Se méfier de la chose qu'il dissimule !
Bouts de pieds qui sortent du manteau magnifiquement ajusté à sa taille... l'un dirigé vers moi, l'autre vers l'extérieur, plus corps non parallèle à ma position : indécision ou recherche d'une retraite ? Le devoir avant tout.
Verdict : être directe, succincte et rester prudente concernant ce qu'il cache.

Se redressant posément, elle répond avec un petit sourire en coin.

- Je voyage par-delà les étoiles... mais ce n'est pas pour savoir cela que vous êtes ici, n'est-ce pas ? Sortez de l'ombre !

- Non, en effet, je ne suis pas là pour ça.

De cette cascade de tissu noir qui lui sert de manteau, l'homme sort un petit drone, qui déploie tout de suite ses lumières artificielles. Une voix sort de l'engin volant... une voix particulièrement marquée par l'émotion.

- Louise ?... Est-ce bien vous, mon enfant ?

Le visage doux et paisible de la jeune fille change du tout au tout. Tous ses membres se contractent, en réponse à cette voix qu'elle ne connait que trop bien. Sans aucunes sommation, elle saisit son sac qui traînait au sol pour s'en servir de fronde. Le petit drone valdingue bien loin pour finir en un discret plouf dans la Seine. Le parasite écarté, elle met en garde le serviteur, celui qui est venu jusqu'ici pour la trouver.

- Que ce soit bien clair : Si je foule les tréfonds de cette vie incognito, ce n'est pas pour revenir à la lumière. Ma vie me convient comme elle est. Dites-le donc à votre supérieur ! Les choses mortes le restent. Je n'accepte AUCUN marché !

Elle balance son sac sur le dos et se détourne pour fuir, une nouvelle fois. Le drone ne lui a rappelé que trop de bribes de son passé, celui qu'elle tente d'oublier, et cela pervertit son parfait petit moment de présent.

- Mais... vous ne pouvez-vous en aller. Vous avez une dette envers lui. Payez-la, et il ne vous poursuivra plus... il en fait la promesse. D'autant plus qu'en redonnant ce que vous lui devez, vous pourrez aussi accomplir votre souhait le plus cher.

Se tourner vers son passé pour mieux avancer ? Louise à toujours eu de grands rêves, et avait toujours trouvé la force de les accomplir. C'est d’ailleurs ce qui lui avait offert un destin peu ordinaire. Née de parents Réprouvés, on avait décelé en elle une intelligence rare, une de celles dont seule la nature à la recette. Malheureusement pour elle, on découvrit son don trop tard, à cause de sa caste de Réprouvé, d'humaine resté mortelle qui vit loin des sociétés pro-technologiques. Elle aurait pu ainsi bénéficier d'une généreuse bourse et d'études prestigieuses, qui l'auraient hissé vers les sommets.
Malheureusement... Ou Heureusement ?... Une belle intelligence ne s'épanouit pas forcément avec l'accumulation de connaissances. Et c'est ainsi que Louise grandit. Nourri à son rythme, son œil s'exerça à "voir" les formes qui façonnent l'univers. Tous les éléments qui l'entouraient avaient un sens, toute forme et toute couleur avait un but.

Mettant en pratique ce qu'elle observait, elle fit preuve d'ingéniosité pour répondre à différentes demandes...
Besoin d'engranger les surplus de récoltes ? Elle s'inspirait des alvéoles de ruches, pour créer des structures de rangement perchées et très rentables.
Besoin de traverser une rivière sans pont ? Elle s'inspirait des araignées d'eau, pour créer de grandes raquettes hydrophobes.
Besoin d’air climatisé en plein milieu de l’été ? Elle s'inspirait des termitières, pour créer des espaces aérés et économiques.

Elle devint rapidement indispensable à sa petite communauté, et faisait la fierté de sa famille. Mais aussi belle et pratique soit la nature, rien ne l'empêche d'être également cruelle. C'est ainsi qu'elle apprit le goût du sacrifice pour atteindre son but.

- Mon vœu le plus cher...

Les informations fusent dans la visière informative de l'homme ridé, ainsi qu'un mot de son commanditaire. Le drone étant perdu, c'est par lui que se fera la négociation. L'agent reçoit alors des informations qu'il n'était pas censé posséder à propos de cette jeune fille.

- Vous vous appelez Louise Renwal, née de parent pro-terra cultivateurs. Vous avez passé votre enfance au parc national d'Ecrins. À 5 ans, on a décelés vos aptitudes avec un QI supérieur à 140, mais personne ne s'est risqué à vous offrir une bourse. Vous apprenez le métier de votre père, mais cette seule casquette ne vous convient guère. Alors vous vous mettez à inventer toutes sortes de chose. Seulement, tout bascule vers vos 16 ans, quand votre père, diabétique, développe une gangrène virulente. Il est amputé des deux pieds. Il ne peut plus travailler. Alors vous lui confectionnez des prothèses. Mais les dettes s'accumulent car il n'est plus aussi productif et l'opération a ruiné vos maigres économies.

La jeune femme, qui a toujours le dos tournée, serre les poings comme pour se préparer, revivant difficilement ces moments. Elle se mord la lèvre. 

Mon destin, je l'ai scellé à l'aube de mes...

- A 18 ans, vous annoncez à la fondation pharmaceutique Remé-Dion, premier client de votre père, que vous ne pourrez pas atteindre les quotas de graines de Liseron bleu et de Millepertuis pour la saison 2094. Ils menacent de rompre leur contrat avec vous. Vous serez alors dans l'incapacité de  payer vos factures. Alors, vous osez leur proposer un marché.

Je n'avais pas d'autres choix...

- Vous proposez de travailler gratuitement pour eux, en échange du remboursement de vos dettes, mais ils vous rient tous au nez. Sauf un... l'un des gérants, une connaissance de votre père, remarque vos ingénieuses inventions et prothèses qui prouvent vos capacités. Il décide de vous donner une chance : Ulrich Weidmann vous assigne alors à un petit groupe qu'il a récemment formé, dans la section "Recherche en augmentation".

Je pactise avec le diable...

- Ah ! Et le rapport spécifie que votre père s'y est fortement opposé, mais vous acceptez les conditions du contrat.

Je pensais être faite pour ça, avoir trouvé ma voie...

- Votre... père... décède quelques années après. Ce n'est pas spécifié de quoi... étrange.

La jeune femme ferme les yeux. Quelques larmes coulent sur son visage de porcelaine. L'homme est toujours happé par les informations qui défilent devant ses yeux. Il se stoppe un moment, vérifiant certaines données sur le réseau Asclepio de HG-Medecine, ce qui laisse Louise seule avec ses pensées.

C'est étrange, j'ai l'impression qu'une partie de ma vie s'est arrêtée au moment où j'ai détourné le regard, laissant mon père. Je suis partie sans vraiment lui dire au revoir. J'étais persuadé que c'était la seule solution, et qu'il était trop gâteux pour le voir. Mais en réalité, je ne pensais qu'à mon épanouissement personnel. Parfois, j'ai l'impression qu'il est encore derrière moi, le regard plein de déception. Mais... je n'ose pas me retourner, de peur qu'il ne disparaisse. Alors je continue à fixer l'horizon.

Mais ce soir, son l'horizon ne s'étend pas à l'infini, les gratte-ciel de la ville faisant bloc. Elle n'a pas le choix, la fuite n'est pas une solution cette fois. Elle se retourne pour lui faire face. L'homme reprend son historique.

Hum, il semble manquer des morceaux, mais je continue. Vous êtes très vite remarquée pour votre bon travail, mais à peine une année après, vous êtes suspectée puis arrêtée pour "Trafic d'augmentations". Hum... je ne comprends pas... ça ne correspond pas à son profil psychologique. Pourquoi avoir trempé dans ce genre d'affaire ?

- Pourquoi ? Mettez donc cet événement en parallèle avec une loi qui passait la même année, et vous aurez votre réponse.

L'homme s'exécute, filtrant avec quelques mots clés les milliers de lois promulguées en 2096. L'une revient à plusieurs reprises...

- La... la fusion partielle ?... Vous étiez contre cette loi ? Elle a créé un tôlé en son temps, interdisant les dérives des augmentations sur l'Homme. Des milliers d'entreprises ont dû mettre la clé sous la porte.

-Vous n'y êtes pas, j'ai participé sciemment à cette loi, d'une certaine manière. J'avais mes raisons. Mais ça s'est aussi retourné contre moi.

- La même année, Ulrich Weidmann ferme sa section rattachée à ce secteur, mais paye votre caution. Je comprends de moins en moins. Vous n'êtes restée que quelques mois en prison... il vous offre une nouvelle chance... et vous... vous disparaissez de la circulation. C'était le résultat d'un accord entre vous deux ?

- Un accord ? La proie pactise-t-elle avec le chasseur ?

L'homme est déstabilisé. En temps normal, sa mission est juste de délivrer des messages, souvent des menaces à de mauvais clients... mais là, rien ne colle. Cette jeune femme est un véritable mystère ! Sans vraiment s'en rendre compte lui-même, son histoire le touche. Il déconnecte sa visière qui faisait un lien direct avec son employeur, et l'enlève, regardant la jeune femme directement.

- J'imagine que non... alors en plus d'avoir un statut de Réprouvée, vous choisissez d'être une Éteinte... une de ceux qui devinent invisibles aux yeux de la société. Soyez honnête, cela a t-il un rapport avec le décès inexpliqué de votre père ? Mon supérieur n'entend plus notre conversation, vous pouvez parler sans crainte. Ce personnage, cette Koré que vous avez inventée de toute pièce, c'est pour vous venger ? Vous en voulez à votre ancien employeur ?

Louise se rapproche de lui, entrant dans la lumière vive d'un lampadaire. Son visage n'a dès lors plus de secret pour cet étranger : de grands yeux expressifs, d'un gris pale, un teint laiteux, et un visage rond cerné par de fins cheveux bleus. Elle semble appartenir à l'autre monde, une femme enfant rejetée prématurément par le monde des hommes. Elle lui donne un sourire qui cache forcement quelque chose.

- Non, Koré, c'est juste histoire de subvenir à mes besoins tout en m’amusant. Il me permettait aussi de vivre incognito, mais je suis complètement grillée à présent. Alors ? Redites-moi ce que propose ce chien galeux ?

- Le message stipule qu'il a besoin de vous pour un nouveau travail. Il propose de vous en dire davantage en tête à tête. En contrepartie, il promet d'effacer votre vie passée, de vous en offrir une nouvelle, et en plus de réaliser votre souhait le plus cher. 

Une dernière danse avec ce cher Hadès ? C’est le moment de LUI faire payer sa dette. 

- Bien. Dites-lui que c'est marché conclu !

- Vraiment ? Vous acceptez ? Soit, ça veut dire que j'ai fais mon travail. Mais, si je puis me permettre, pour quelle raison changez-vous d'avis?

Pendant un instant la jeune femme lève les yeux vers les étoiles. Elle lui indique une constellation proche de celle d'Orion.

- Vous voyez là-bas... c'est la constellation du grand chien. À son cou, il y a la magnifique et étincelante Sirius. Pour approcher ce joyau, je donnerais n'importe quoi. Voilà ma raison, voilà mon plus cher souhait.