4/27/2016

Chapitre 20

Tout ce qui renaît



Un jour, le seigneur de l'univers décida qu'on fabriquerait, pour son nouvel héritier, un manteau magique qui grandirait en même temps que son cher enfant.

Pour cela, il fit appel à ses meilleurs couturiers. Ceux-ci concentrèrent tous leurs efforts pour réaliser une pièce capable d'impressionner le souverain. De souples et précieuses soieries furent choisies. Le temps et l'espace étaient autrefois deux voiles séparés... Mais on les rassembla en cousant dessus une multitude de boutons lumineux et des motifs spirales de toutes les couleurs.


Ainsi, plus l'enfant grandissait, plus les boutons et les broderies s'éloigneraient les unes des autres, sans pour autant déchirer les deux tissus. Le souverain, satisfait du résultat, déposa la merveille sur les épaules de son enfant. Celui-ci joua beaucoup avec, comme n'importe quel enfant, tombant, trébuchant... il fit même quelques trous dedans... mais le manteau résista pour des temps indéfinis.






Tonne le 3 janvier 2105. C'est le grand jour !
Quelques heures pour une préparation de plusieurs années.
C'est un peu comme les brefs instants d'un premier baiser... d'un mariage... ou celui d'une naissance.
Un présent si court et pourtant si intense.

Tous les enfants du Renovatio sont embarqués dans les navettes, ainsi que, pour quelques-uns d'entre nous, leurs pairs, enfants de la terre. D’ailleurs, aux quatre coins de notre belle planète bleue et de ses colonies, les hommes regardent à l’unisson ce nouveau pas vers l'inconnu... notre destination dans leur yeux.

Lucas et quelques autres collègues sont venus nous serrer dans leurs bras. Alors qu'on endort Alex dans une sorte de vita-keep améliorée, Alette rejoint mon épaule. Les termes du contrat négocié l'engagent elle aussi dans ce périple. Alex y avait personnellement veillé. Emprisonné dans de la résine, le cœur de citron est resté comme vestige du réveil d'Alex. Pour l’occasion, Louise l'a même perfectionné en cachant un noyau de fusion énergétique dans l'agrume, et en le dotant de bras et des pattes mécaniques. La petite Alette découvre enfin les joies de la mobilité : la laisse maintenue par l'Alleron est à présent définitivement coupée.

Oui, sa présence me sera indispensable pendant les douze ans de voyage interstellaire qui nous attendent... un fil tendu, traversé par sept perles irradiantes : Alpha centauri, Sirius, Kapteyn, 82 Eridani, P Eridani, Ankaa, et enfin Alpha Eridani ou bien Achernar !

Et dire que quand la conquête spatiale n'en était encore qu'à ses balbutiements, décoller d'une planète demandait un bruyant arrachement du sol, au moyen de puissantes réactions chimiques ! Aujourd'hui, rien de tel... on peut se déplacer à des années lumières sans bouger d'un atome !
Quand les technologies de la fusion et de la téléportation furent parfaitement maîtrisées, on sema à foison de minuscules nano-robots dans le voisinage du Soleil, propulsés à une vitesse proche de celle de la lumière... leur très petite masse le leur permettant.
Environ 5 ans après les premiers envois, se rassemblant intelligemment selon le schéma implanté, ces particules robotiques formèrent le premier téléporteur interstellaire. Ainsi, la colonisation galactique débuta sous le regard bienveillant de nos plus proches voisines : les trois pupilles d'Alpha du centaure.

Au rythme des chaleureux adieux, mes pensées galopent... telle le souffle du vent terrestre, la berceuse cyclique de la mer me revient en mémoire.
Un vaisseau perdu au milieu d'un basaltique horizon salé. Fermement, la main de mon père me montre les gestes pour dompter cet environnement aqueux et capricieux. J'apprends, ravi, évitant les dents saillantes des îles d'Ecosse. Le froid mord mes mains écarlates, la corde tire, ne résistant plus à l'attrait du chant d’Éole qui sublime la voile. Enivré, le goût d'aventure insufflé par la houle possède mes tripes : je n'abandonne pas.

Puis un jour quelconque... un bateau seul... mon père en solitaire... une vague joueuse le surprend et l'enveloppe. Tout s'inverse, plus de gravité, plus d'air, seule une puissante envie de vivre l'extirpe de cet autre monde. Le récit de cet accident m'avait coupé l'envie de naviguer de nouveau, mais lui qui avait été au cœur de l'action, non... pourquoi ?

- Fiston, la raison est simple... quand on tombe de cheval, la meilleure chose à faire est de remonter aussitôt en selle...

J'ouvre les yeux. Aujourd'hui, à l'heure du grand départ, j'ai un nouveau cap à maintenir. Point de tripes exaltées (car je n'en ai plus vraiment) mais le spectacle aurait de quoi me couper le souffle. Oui... j'admire le moment présent, comme j'admirerais un monument, sur toute l’étendue du spectre lumineux grâce à mes nouveaux yeux : les huit bras du portail se déploient comme un bourgeon qui épouse les premières lueurs du jour. Les navettes se stabilisent en face, attendant qu'il finisse de se charger d'énergie solaire. Et au centre, une bulle d'énergie pure se forme alors que les pétales se referment, nous enrobant soigneusement.
La courbe de cette singularité grandit au point qu'elle semble devenir plate, et amorce la décomposition des navettes : c'est plein de la connaissance de mes prédécesseurs, en précurseur, que je tends la main vers un territoire inconnu, le bout de mes doigts dévorés atome après atome par un ardant horizon vertical.

Tout devient obscur un bref instant. Il n'y a pas de sensation particulière alors que nos corps se reconstituent exactement à l'identique, ou alors peut-être une légère dissociation. Non, ici c'est un saisissant silence religieux qui nous possède, imprégné d'un profond respect. Car traverser plus de 4 années lumières de distance en quelques secondes, réduit notre soleil à l’anonymat le plus complet... lui qui était pourtant si présent dans l'ancienne voûte céleste !

A présent, nous sommes entiers aux pieds du centaure, aux prises entre deux étoiles similaires au soleil, et d'une troisième qui nous surveille au loin, plus discrète. L'appréhension du voyage passé, nous tournons nos regards les uns vers les autres, vers nos voisins, le sourire aux lèvres. Puis des éclats de joie s'élèvent, euphoriques, brisant violemment le silence !
Sans plus attendre et pour nous faire patienter quelques instants, des écrans nous font revivre ce moment, des images envoyées directement du portail de la terre à celui de Chiron, la station d'Alpha centauri : vus de la station Space Equator, les misérables vaisseaux nous transportant sont littéralement passés à la moulinette, tels de petits Titanic happés par la mer ! De nouveaux applaudissements nous emportent, la joie gravée sur nos faces d'Eris.

A l'autre bout du portail, les "rescapés", échoués sur la station Equator, nous ont regardé jusqu'au dernier moment... Oui, ce sont ceux qui n'ont pas voulu suivre leurs Eris dans l'espace, contrairement à d'Alex. Le lot de ces jumeaux cérébraux, c'est la séparation complète et définitive, alors que le nôtre, c'est l'union la plus totale...

Car oui, mon existence dépend de cette union, inscrite dans la première loi qui régit les Eris de mon type : moi, Jin, je devrai partager avec Alexandre l'intégralité de mes souvenirs, pour le meilleur comme pour le pire... point de secrets entre nous. Alors qu'il fait sa belle au bois dormant dans sa capsule de stase, moi, j'emprisonne ces moments d'exception pour les lui transmettre par la suite. Tout refus de coopération se résulterait par un arrêt complet de mes fonctions. Mais je le comprends et j'y adhère... après tout, il est moi et je suis lui, chacun à notre façon.

Nous sommes un peu comme ces deux nouvelles étoiles inséparables, avec la petite Alette non loin : un tout bricolé pour créer une entité plus forte.

Forte... est aussi l'allégresse spontanée et débordante qui m'entoure ! Une fois la distraction des écrans passée, les Eris se détachent et flottent vers les hublots, pour mieux regarder la Station se rapprocher. Naturellement, mon visage esquisse un sourire. Mais à ma plus grande surprise, une autre main vient serrer la mienne. Mon regard se tourne vers la source de cette sensation presque oublié : c'est Phi, l'Eri de Louise qui m'invite à la rejoindre, et j'accepte. Mon expression de joie renforcée, la sienne y répond plus amplement.

Son Eri est physiquement si proche d'elle, qu'un bref instant, j'étais Alexandre et elle Louise. Elle me parle, ancrant cette réalité par des gestes, et par cette vivacité inouïe qui lui est propre : la frontière entre nos avatars et nous même en devient insaisissable.

- Ainsi, Chiron était le plus sage de son espèce. Moitié homme et moitié animal, c'est lui qui a formé les plus grands héros de l'antiquité... comme Achille, ou bien encore Jason !

- Attends... de quoi me parles-tu ?

- D’où, vient le nom de la station, pardi ! Oh, toi... tu étais encore bien loin. Heureusement que je t'ai traîné par la main jusqu'ici, sinon ton esprit serait resté derrière le portail à tout jamais. Bienvenue Jin ! Bienvenue... Car à présent, les héros, c'est NOUS ! On va prendre un bout de métal et graver nos noms directement sur la coque de cette station ! Plus de limites. Plus de contraintes. Plus de... Tiens, suis-moi !

Ne lâchant plus ma main, elle me guide à l'arrière de la navette alors que le reste de l'équipage nous ignore. Un sas après l'autre, elle passe un doigt sur sa bouche, arborant un air plein de malice.

- De l'autre coté, il n'y aura plus de mots, mais ne t'inquiète pas, on pourra toujours se comprendre.

Le bruit sec d'un violant "clac" est aspiré par l'interstice naissant. Doucement elle pousse la porte et nous voilà dans le vide... le néant... un ogre qui ne laisse aucun son lui échapper, et qui devrait même nous tuer, mais pourtant, je me sens plus vivant que jamais !
Utilisant des petits jets d'air filant derrière son dos, elle m’emporte. C'est son élément, aussi gracieuse qu'une sirène aérienne, elle virevolte et nargue les autres Eris, encore entassé comme des sardines derrière les hublots.

L'étonnement se lit sur leurs yeux, comme des enfants qui découvrent "Oui, c'est aussi ça être un Eri" ! C'est de ne plus avoir peur de regarder le cœur d'une étoile. Enivré par ces nouvelles possibilités, je me surprends aussi à nager, les bras ouverts, traçant mon chemin au grè de la houle imperceptible de mes émotions.

Alette, quant à elle, s'agite maladroitement. Paniquée par cette nouvelle situation, ses signaux d'alertes en ébullition, je la ramène alors contre moi, dans mon ombre. Tout semble suspendu par des fils invisibles, la gravité n'a plus son dernier mot. Je me sens renaître.

Estelle... si seulement tu pouvais voir tout ça...


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Edit / Merci à Grimhel & FM pour leurs relectures ;)
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