11/22/2013

Chapitre 6

Tout ce qui grandit

- Môman...
- Oui mon chéri ?
- Pourquoi Hook a grandi d'un coup ? Dans l'autre bocal il restait tout petit.
- Oh... Eh bien vois-tu, un poisson rouge reste petit quand il est dans un petit bocal. En le mettant dans ce grand aquarium, tu lui as permis d'avoir plus de place pour se développer.
- Ça... ça veut dire que si je le mets dans la mer, il deviendra aussi grand qu'une baleine ?




J'ai tenté une fois de remonter au plus loin dans mes souvenirs. Je devais avoir à peine quatre ans, et pour l'occasion, ma mère m'avait offert un petit cahier bleu qu'elle avait elle-même fabriqué, aussi bien la reliure que les feuilles. Elle voulait que dans celui-ci, restent gravés mes premiers dessins et mes premiers mots. Je ne savais pas quoi mettre dedans. N'importe quel gamin aurait pris le premier crayon à portée de main pour y griffonner ses marques. Mais je n'osais pas. Déjà, à cette époque, plus personne n'utilisait le papier, et l'objet était si joli que je ne voulais pas l’abîmer.
Souriante, elle m'a encouragé, mettant devant mes yeux de l'encre noire et une plume. J’étais habitué à avoir un clavier dans les mains. Elle devait trouver marrant de me voir essayer des techniques depuis longtemps obsolètes.

Alors qu'elle arrosait soigneusement ses plantes, j'ai commencé à écrire, de façon assez anarchique, les lettres de l'alphabet que j'avais récemment appris : A... B... C...D. etc. Recouvert de tâche, aussi bien sur les doigts que sur le visage, je lui ai présenté l'ouvrage, la mine déconfite. Immédiatement elle me félicita d'avoir aussi bien retranscrit les lettres. Mais pour moi, ce n'était pas bien, ce n'était pas le "vrai alphabet"... Ce n'était pas les inflexibles et immaculées lettres du clavier : A...Z...E...R....
Il y avait blocage, ce ne pouvait pas être la même chose : avec un clavier, les mots prennent une forme unique, alors qu'avec la plume, ils ressemblaient plus à des symboles fous et incontrôlables.

Nous n'étions visiblement pas de la même époque, et le creux entre chacune devenait de plus en plus prématuré. Malgré le décalage, ce petit livre m'a ensuite accompagné loin, très loin. Cinq ans plus tard, je déposai près de ma mère la page du milieu, avant qu'on ne l'incinère. La feuille devint aussi noire que l'encre avant de s'envoler en fumée. Arrachée de mon carnet, elle n'a jamais repoussé.

Cinq autres années plus tard, le calepin était presque fini, et je réservais la dernière page pour une occasion spéciale tant l'écriture et le dessin traditionnel me plaisaient, et me rapprochaient de mes anciennes attaches.
Je devais avoir 15 ans, et à cet âge-là, me faire accepter par mes petits camarades était une priorité. Je ne voyais que trop bien ce qui arrivait à ceux qu'on jugeait trop "originaux".
J'étais le petit génie de la classe. Bon... nous étions tous des "p'tits génies", car on était tous de la deuxième génération d'enfants génétiquement sélectionnés, mais j'étais particulièrement doué pour mon âge. J'aurais fait n'importe quoi pour faire partie de l'équipe et, idiot comme j'étais, j'ai fait n'importe quoi.

Apprenant que j'avais un goût particulier pour les plantes, un de mes camarades m'a persuadé de faire pousser les petites graines que contenait son sachet - certainement de magnifiques plantes exotiques. Tout ce que je savais sur le moment, c'est qu’il les avait chipées à son grand frère - le vilain garçon. Mais le deal était de les faire pousser dans un endroit bien caché, à l’abri des regards indiscrets, et sous certaines règles strictes - le pire est que je voyais ça comme un challenge ! Si je le faisais, j'avais un ticket VIP pour faire partie de l'équipe - mais quel naïf... C'est en voyant la forme que prenaient les feuilles que j'ai commencé à me poser des questions - mais pas trop, la culpabilité c'est mauvais à cet âge-là. Je ne disais rien, après tout, on était devenu les meilleurs potes du monde ! J'avais trop peur d'être rejeté si je ne faisais pas comme ils voulaient - sans commentaire.

Mais cette franche camaraderie fut de courte durée. J'avais fait l’idiot et j'allais le payer : mon père tomba sur mes petites plantations et, pour m'encourager, il m'envoya cultiver mon ressentiment dans un camp de redressement pour adolescents perturbés. Vous imaginez ? Un intello réservé, accusé de trafic de drogue ?
Face à l'incompréhension devant laquelle je me retrouvais, je me suis encore plus renfermé. Je ne faisais plus confiance à personne... et j'avais changé de camp : j'étais à présent un phénomène de foire, un "original".

Cherchant à me venger de mes adorables amis, je décidai de devenir un "serial poisoner". Les plantes étaient mon domaine, et j'allais bien le leur montrer ! Poil à gratter au fond des chaussettes après le sport, essence de muguet ou de cactus dans leur verre d'eau à la cantine, ou encore branchette d’acacia épineux dans leurs sacs... bref, la guerre végétale était déclarée, et ma créativité avait pour seule limite celle de mon sadisme. J'ose à peine le dire, mais j'aimais ça. Enfin, je me sentais fort ! Enfin, j'avais du pouvoir sur les autres ! Et enfin, j'étais seul... complètement seul. Cela aurait pu durer une éternité si elle n'était pas intervenue.

Une bonne grosse gifle, oui, c'est comme ça qu'on s'est rencontré; elle m'a donné la raclée de ma vie. C'était à l'époque où je cultivais mon côté obscur, en lançant des regards sombres à qui osait s'approcher de moi. Tout de noir vêtu, on m’associait aux rejetons de Morticia et Gomez, avec le doux nom d'Ivy Addams, l'empoisonneur. Ça m’amusait. Pendant que je me remettais sommairement de sa baffe, elle me pointa du doigt, les yeux rouges de colère, et déclara :

-Tu m'fais pas peur, le bigleux !

Elle finit par me balancer une feuille de papier au visage. La scène se déroulant dans un des couloir principaux du collège, tout mon aura maléfique tomba en décrépitude, sous les rires des élèves. C'est en lisant ce qui était écrit sur le papier que je compris. Tout le monde savait que je gardais sur moi un petit carnet, car j'avais eu la bêtise de dire à mes camarades que sa dernière page m'était précieuse. Celle-ci n'était plus dans mon carnet, et on y avait inscrit quelques mots à l'attention d'Estelle.

A la lecture du papier, mon sang ne fit qu'un tour. Des menaces de mort pour elle et sa famille. Pire encore, j'appris quelques temps plus tard que son frère était dans le coma après avoir été tabassé pour sa carte de crédit. Alors, c'était à ça que l'on m’associait ? Un monstre, psychopathe, qui se délectait de la souffrance d'autrui ? Me voir de cette façon, dans ce miroir, fut une révélation : il fallait que j’arrête de jouer ce personnage qui n'était pas moi, que j’arrête de tourner le dos aux gens.

Je ne cherchais même pas l'auteur de cette immonde mascarade, tout ce qui comptait à présent, c'était de trouver cette pauvre fille. Ses amies formaient une barrière infranchissable, car elle ne voulait pas me parler. Tout ce que je trouvai à faire, c'était sacrifier une autre page de mon carnet, une page déjà remplie et peuplée de souvenirs. Dans un petit coin vide, j'y notai un simple "excuse-moi". Donné à ses gardiennes, elles devinrent ensuite mes messagères.
Elle n'était pas bête car, en voyant au loin mon air désolé, elle comprit bien vite que je n'avais rien à voir avec les mots qui l'avaient blessée.

Elle et ses amies m'adoptèrent vite. Je repris confiance et, même si à présent on se moquait de moi parce que je traînais avec un groupe de filles, ça m'était égal, car j'avais trouvé de vrais amis. J'avais grandi, car ce qui ne tue pas rend plus "fort". Et depuis cette fracassante rencontre, mes sentiments n'ont fait que s’accroître, jusqu'au jour où je lui ai enfin demandé de l'aide pour réviser un examen... cinq autres années plus tard.

Il m'en a fallu du temps, mais les bonnes choses viennent toujours à point nommé. Aujourd'hui qu'il n'y a plus de place dans mon carnet, je le conserve toujours dans l'une de mes poches, et j'y rajoute des morceaux, quand l’occasion se présente : un morceau de broderie de sa robe de mariée, des fleurs séchées d'un de nos voyages, son premier cheveu blanc. Mon petit calepin est plein à ras bord, mais je n'imagine même pas l'échanger contre un autre.

Ma mère me l'avait offert, c'est la porte vers mon "jardin secret"... et elle me l'avait fabriqué à juste titre : je n'étais pas tout à fait comme les autres enfants, j'étais plus sensible peut être ? Certains pensaient que je frôlais l'autisme. Elle m'avait offert l’occasion de m'exprimer différemment... et sans ça, je ne sais pas ce que je serais devenu.



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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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11/18/2013

Chapitre 5

Tout ce qui évolue



- Quelqu'un parmi vous peut-il me réciter la suite de Fibonacci ? Et où peut-on l'appliquer ? Oui, Estelle ? On t'écoute.
- 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21... etc. On observe cette formule mathématique partout dans la nature, des coquillages aux bras spiraux d'une galaxie. 
- Très bien Estelle. D'autres exemples ?  




Cloner un corps, n'importe quel labo sait le faire aujourd'hui, bien que ce soit interdit moralement depuis le Dédoubla Ethiké. Démocratisé dans les années 2048, certains cabinets scientifiques en avaient abusé, permettant seulement à une certaine classe sociale d'y accéder : le président de la République pouvait à la fois se faire dorer les mollets sur les îles Caïmans, et lever la main comme agent pacificateur auprès de pays fébriles, à l'autre bout de la planète.

D'autres usaient abusivement de drogues, alcools et autres vices, alors que de l'autre côté, ils exigeaient une hygiène de vie incroyablement drastique pour leur clone. Un nouveau type de crise existentielle ne tarda pas à faire son élogieuse entrée. Certains des plus fortunés devenaient des "fantômes schizophrènes", des personnes qui ne sont pas vraiment présentes, et pourtant qui sont partout à la fois. Leurs populaires silhouettes devenaient incohérentes, à cause des différentes expériences des clones, qui n'évoluent pas de la même façon... un seul visage, mais mille et une ambivalences.

C'est quand la pilule de jouvence fut découverte que le clonage fût interdit au grand public, effaçant par la même occasion ses symptomatiques déboires. Une seule vie méritait d'être vécue, aussi longue soit elle. Mais à chaque découverte sa face sombre : les rides de notre planète se creusèrent un peu plus. Trop de monde et pas assez de ressources. Si les humains voulaient continuer de perdurer indéfiniment, il leur fallait lever les yeux et réaliser des prouesses : le salut viendrait des étoiles, et des milliards de planètes potentiellement habitables.

Mais personne n'oublia l'Âge d'or du clonage, et ses avantages (c'est peut-être dû à notre magnifique capacité de nous souvenir uniquement des bonnes choses, plutôt que des mauvaises). C'est pourquoi nos estimables scientifiques pensèrent qu'il était temps de nous en servir une nouvelle couche (un peu comme à la cantine, quand vous trouvez dans votre pizza les "merguez frites" de la veille). Après tout, quand une idée est plutôt bonne, pourquoi ne pas se la farcir à toutes les sauces ?

Mais cette fois, il n'était pas question de cloner un corps dans son entier... La loi l’interdisait de toute façon… Non, la nouvelle idée, c’est de cloner le "schéma cérébral" d'un individu.
Imaginez, faire une copie de votre esprit, dans autre chose qu'un corps humain, un corps particulièrement performant, un corps pensé pour n’avoir aucune limite... vous pourriez toucher le soleil, ou embrasser le vide intersidéral. Ça donne le tournis rien que d'y penser. Enfin, c'est ce que j'ai ressenti quand on m'a proposé le projet. Et oui, mon nom est à présent dans la liste des "favoris". Vous comprenez... j'ai réussi à créer une nouvelle génération d'humains, et en échange, on n'offrira a mon double psychique un billet direct pour la plus grande aventure spatiale !

Projeté sur les devants de la scène, un héros à mon image commençait déjà à naître !
Les médias parlent à présent d'un certain Alexandre... Alexandre le Grand ! Le jeune homme qui veut conquérir l'espace avec ces recherches... un homme qui porte une terrible fardeau, car sa pauvre femme est condamnée. Bref, une épopée digne des récits d’Homère.
AL-Industrie veut certainement redorer son image de marque, en affirmant qu'elle a parmi ses hommes de véritables héros. Et pour les médias, je suis la personnification même de cette mission. Mais ne croyez pas que cela m’amuse… je n'avais pas le choix, pour sauver ma femme, j'ai dû souscrire au package "super star", avec ses avantages et ses inconvénients.


Mais revenons à nos moutons. Cloner un esprit ? Mais pour faire quoi exactement ?
Au niveau du voyage spatial, il n'y a pas trente six solutions à cause des distances et des conditions de vie, car il nous faudrait plus de douze ans (avec les technologies actuelles), pour s'amarrer près d'Achernar :
la première option est d'envoyer des humains jouer les belles au bois dormant, jusqu’à ce qu'ils reçoivent un chaleureux baiser d’Achernar. L'avantage est qu’ils ne consommeraient pratiquement pas d'énergie, et qu'ainsi le temps passerait vite. Le problème est que s’il arrivait un pépin, comme un méchant dragon qui percerait la coque de la navette, qui réparerait ? Des robots pourraient certes faire l'affaire, mais rien ne remplace encore le jugement humain.

Deuxième option, recréer tout un microcosme viable dans un engin spatial pour qu'une génération d'humains immortels puisse vivre jusqu’à ce qu'ils arrivent à destination. L'avantage est qu'il y aurait tout le temps des gens actifs et réactifs à la moindre complication. Le problème en revanche, c’est qu'il faudrait avoir envie de cultiver des choux pendant douze ans, avant de vraiment se mettre au travail (même moi qui adore les plantes, je ne le supporterais pas).

La seule solution envisageable est donc un mélange des deux : envoyer des robots avec des esprits humains, qui se mettraient en veille et s'activeraient en cas de problème durant le voyage.

C'est ainsi qu'est en train de naître la première génération d'ERI (Exodus Robotic Intelligence), dont le nom fait étrangement écho à l'étoile à laquelle ils sont destinés (Alpha Eridani ou Achernar).
Triés sur le volet, quelques 700 des plus grands esprits humains ont été sélectionnés. Des examens approfondis de leurs personnalités ont été réalisés, pour savoir quel serait leur poste, et dans quelle équipe les placer pour que tout se déroule au mieux pendant les douze prochaines années.

Nous avions les esprits, il nous fallait à présent les corps. Ceux des humains sont faits d'une multitude d'éléments, eh bien, ceux des Eri seront beaucoup plus simples : différents alliages d'or, de platine ou encore de palladium. Sélectionnés pour leurs capacités remarquables, ces matériaux devraient permettre aux Eris de sortir de la navette sans craindre les vents stellaires, qui détruisent irrémédiablement l'ADN. Plus besoin de combinaisons pressurisées pour se déplacer, plus besoin de casque pour fixer le soleil, plus besoin d'air pour vivre dans l'espace.


Une date était inscrite dans le contrat que j'ai signé : celle du grand départ, le 3 janvier 2105.
Il était donc prévu qu'un double de mon esprit se balade dans l'espace à partir de cette date, pour jouer au scientifique fou. Nous sommes au mois d’août 2104. Quel jour ? Je ne saurais dire, ils se succèdent et se ressemblent. J'attends juste le 29 septembre... je l'ai « entouré » sur le calendrier, et juste en dessous, il est écrit : Renovatio.

Renouvellement... Rénovation... Restauration. C'est la promesse que l'on m'a faite : celle de trouver une solution pour mon Estelle. Eh oui, ils ont récemment accepté qu'elle fasse partie du projet Alpha-discovery, puisqu'il n'y avait pas d’autre moyen de préserver son corps mortel. Elle est inscrite en tête de liste, surplombant les 699 autres noms, dont je fais également partie.

Je l'ai suppliée d'accepter de devenir elle aussi un Eri. Elle n'était pas du tout d'accord avec cette idée qu'elle jugeait saugrenue… à croire que disparaître commençait à lui paraître comme une chose "normale". Elle a dit oui, certainement pour moi.
Car même si pour elle ce ne sera pas un "clonage" mais une "sauvegarde" de son esprit, même si elle n'aura plus de corps fait de chair et d'os, nous pourrons rester d'une certaine façon ensemble à jamais. Ils lui ont vite trouvé une place au sein de l’équipe des astronomes chargés d'étudier Achernar, étant donné qu'elle occupait un poste similaire avant qu'on ne la licencie.

Les choses en morceaux se réparent à nouveau.



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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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11/10/2013

Chapitre 4

Tout ce qui passe


Ta vie, je la vois se défiler. Et cela aussi vite que ce train que tu n'as pas pu prendre. Tu es restée seule sur le quai, avec la promesse de le prendre un jour avec moi. Mais la vie en a voulu autrement, et tu t'éloignes de moi doucement.



Des cheveux blancs, des rides, la santé défaillante, puis la mort. Tel était le lot des humains depuis des milliers d'années. Depuis ma génération, personne n’est censé disparaître, car nous avons vaincu la grande faucheuse à coups de "pilules de jouvence".

Mais la mort programmée dans chacune de nos cellules devait le rester à jamais pour certaines personnes. Les "Enfants d'Hadès" sont ceux qu'elle emporterait inexorablement dans sa chute. Ils ne sont que quelques centaines sur toute la planète... À quoi bon se soucier de ces erreurs de la nature ? Ils ne sont pas sensibles au traitement de toute façon. Aucun laboratoire n'a voulu nous aider, cela demandait trop d’investissement. Mais la voir vieillir ne fut pas le plus dur...

- C'est trop dur ? Mais non voyons, c'est parce que tu ne prends pas le problème dans le bon sens. Regarde, il suffit d'utiliser une fonction trigonométrique. Si tu prends le cosinus de theta et que ... Alexandre ?... ALEXANDRE !!!

- Hum ? Quoi ?

- Je rêve ou tu étais en train de prendre le thé avec Morphée ?

- Mor... Morphée ?

- Tu somnolais, espèce de marmotte ! Je ne suis pas venue t'aider à réviser ton examen pour te voir roupiller.

- Ex... Excuse-moi Estelle. Je ne dors pas beaucoup en ce moment.

- Ah
 oui ? Qu’est-ce qui te turlupine à ce point ?

- Et bien je... huuum... voilà... en fait je... réfléchis beaucoup, et j'ai l'impression que toute ma vie dépend de ce moment. Humm.... tu.... tu vois... Il... Il y a certaines plantes qui... Non, en fait, je vais prendre des planètes, c'est mieux, c'est plus dans ton domaine. T'as donc des planètes, qui sont trop près du soleil, elles brûlent... et trop loin, elles gèlent... Et bien... rares sont celles qui se trouvent dans la zone habitable, l'équilibre parfait. Une étoile peut à la fois prendre des vies et les créer... Les planètes dans la zone habitable sont souvent petites et on ne peut pas les détecter avec des télescopes basiques... Hum...

- Continue, Galilée.

- Hum, arrête, s'il-te-plait, avec les surnoms, ça me perturbe. Eh bien voilà... pour qu'une magnifique planète développe une multitude d'espèces vivantes, il faut des conditions très spéciales... et rares sont celles qui perdurent assez longtemps. Ce que... ce que je n'arrive pas à te dire c'est qu'il... il y a une fille qui tourne dans ma tête depuis... un petit moment, mais je... je ne sais pas si... si je suis trop loin ou trop proche d'elle... est ce qu'elle... est-ce qu'elle me considère comme un ami ? Ou comme le pire des imbéciles qui ne sait même pas s'exprimer correctement ?... Et... est-ce qu'elle considère que je suis dans sa zone habitable ?... Je voudrais tant savoir...

- Oh... tu... tu veux être son satellite ? Et tu ne sais pas si elle sera ta fidèle étoile.

- Euh oui... tu... tu résumes bien.

- Alala mon p'tit Alexandre, ton cerveau est un véritable labyrinthe. Heureusement pour toi, j'arrive à décrypter à peu près ton langage. La réponse c'est oui ! Gros bêta, tu peux tourner autour de moi. Mais à une seule condition, tu dois me répondre franchement.

- Tout... tout ce que tu veux.

- Tu connais la réponse à ce problème, n'est-ce pas ?

- Hum... oui...


Les problèmes n'ont jamais été un souci pour moi, je trouvais toujours une autre façon de les aborder, de les résoudre. Par la suite, nous en avons affronté de nombreux ensemble, car nous étions devenus inséparables.
Ça... c'était censé durer pour toujours. Jusqu’à ce qu'elle découvre, au plus haut de sa tête, un tout petit cheveu blanc. Le doute avait été semé, et il devint une certitude après des examens.

Je lui avais parlé maladroitement pour savoir si elle voulait bien de moi, elle m'avait parlé adroitement pour me demander si je voulais toujours d'elle.

- Tu vois la nébuleuse là-bas ? Celle au centre de la constellation d'Orion.

- Hum... Ah, oui, la petite tache blanchâtre là-bas !

- Oui. Tu sais qu'elle était une magnifique étoile avant ? Puis le temps a passé et, puisqu'il ne va que dans un sens, un jour l'étoile a explosé. Mais le plus merveilleux, c'est que de ses cendres naissent à présent d'autres étoiles, bien plus brillantes... d'autres planètes, d'autres lunes. Qu'est-ce que tu en penses ?

- C'est un peu comme sur Terre avec le cycle de la vie. Les choses naissent, meurent, et se décomposent pour donner naissance à quelque chose de plus complexe encore. Et ainsi de suite...

- Oui... Les humains d’aujourd’hui s’enorgueillissent d'avoir brisé ce cycle pour leur profit personnel.

- Mais il n'y a rien de mal à ça… J'veux dire, n'importe qui est ravi de profiter un peu plus de ce que la vie nous offre.

- Oui mon chéri, mais... malheureusement ce n'est qu'une utopie.

- Pour moi elle est bien réelle. J'vais avoir trente-cinq ans et j'en parais dix de moins.

- Non tu ne comprends pas. Ce que je veux dire, c'est que nous faisons partie intégrante de cet univers. Et même avec toute la meilleure volonté du monde, la nature aura toujours le dernier mot. Et... vois-tu, je suis comme cette étoile.


C'était dit. Simple, rapide et efficace, mais je ne voulais pas comprendre. Et aussi loin que je me souvienne, toutes nos discussions phares (celles qui changeaient nos vies) ont toujours été illustrées par nos passions communes. Il y avait peut-être là-dedans, le besoin de trouver un terrain familier pour y développer des sujets qui nous dépassaient.

Le soir-même, je lui dérobai ce cheveu blanc pendant son sommeil. C'était une aberration pour moi, un problème qui n'avait pas lieu d'être. Puis un autre est apparu... puis plein d'autres. Elle perdit son travail, sous prétexte qu'à cause de son âge, elle n'était plus assez compétitive. Elle était devenue méprisable aux yeux des gens. Leurs regards, leurs moqueries, leurs chuchotements, voilà ce qui était véritablement dur. Parce que, bien que je l'aime toujours autant, ce sont eux qui me rappellent ô combien elle s'éloigne de moi... jours après jours.

Mais il ne passera pas une journée, pas une seule de mes pensées, pas un seul de mes souffles, sans que je ne me batte. Tout problème a sa solution, et pour elle, je trouverai.


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Edit / Merci à DerelionFM pour leurs relectures ;)
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11/08/2013

Chapitre 3

Tout ce qui trouble


- Madame, nous pensons que votre fils ne voit pas bien au tableau. Il fait régulièrement des fautes sur sa tablette. Il doit avoir une de ses "maladies rares" des yeux : la myopie. 
- Oh non ! Et c'est grave ?!!!
- Non non ne vous inquiétez pas. Par contre il devra porter des lunettes dans un premier temps. Et une fois adulte il pourra se faire opérer. Il faudra passer tout de même chez un généticien pour contrôler cette anomalie. Ils doivent avoir fait une erreur.  




Le contact est froid. Ma main est déployée sur le capteur biométrique, celui-ci ne répond pas. Il est aussi réactif qu'un bloc de marbre. C'est bien ma veine, il est le seul gardien de la porte d'entrée. Donnez trop de pouvoir à la technologie, et voilà le résultat ! Dans un premier temps, je tapote du bout des doigts le capteur (on ne sait jamais, le coup de l'oiseau qui picore va peut-être l'agacer), et voyant que la manière douce ne fonctionne pas, j'y balance un furtif et violent coup de poing (j'appellerais poétiquement cette technique "le pigeon qui se prend une vitre").

C'était certainement trop fort, vu que la douleur ne se fait pas attendre. Énervé qu'un bout de plastique m'impose sa loi, je perds tout contrôle, tout ce qui faisait de moi un honnête citoyen s'évapore : râles, hurlements, ou bien encore arrachage de plantes murales. Adieu perdrix et autres volatiles, me voici Hulk, la terreur des plantes vertes ! C'est le seul défouloir que je trouve sur le moment...
J'ai craqué, eh oui ! Comment dire... ?  Le fil ténu de ma patience s'est "effiloché". Qui ne l'aurait pas fait ? Si un jour ça vous arrive, un bon conseil : faites comme si vous n'aviez pas vu la tête que tirent vos voisins, vous aurez ça de moins sur la conscience.

Une fois terminé mon petit intermède quelque peu agité, je remets ma veste comme il se doit, et je range sur le bas-côté les pousses dévastées. Il ne me reste plus qu'à appeler ma princesse en haut de sa tour, pour la supplier d'enfoncer la forteresse de l'intérieur. Peu fier le prince charmant...
Mais une sirène me détourne de l'objectif. C'est la voix suave d'Alette, qui me prévient qu'un nouveau message est arrivé.

- Oui Alette ? Je t'écoute. Il est question de quoi dans ce message ?

- Excuse-moi Alexandre, je ne pourrais diffuser ce message qu'en présence de ta femme.

- Dis moi au moins qui l'envoie.

- Négatif, l'expéditeur te mettrait sur la piste.

- Bien ! Tu es une sage fille, hehe ! Tiens, pendant que je t'ai, tu peux m'ouvrir la porte d'entrée ?

- Accordé. Je détecte des anomalies dans le système d'ouverture. Avez-vous tenté de la forcer ?

- Oh tiens ! Je découvre une nouvelle facette de ta personnalité, Alette. Depuis quand tu développes de la "curiosité" ?

- Négatif, vous me répondez par une autre question, ce n'est pas du jeu.

- Haha, j'te fais marcher. J'avais juste peur que tu me dénonces aux autorités, pour avoir perdu le contrôle de mes émotions.

La porte s'ouvre et les murs s'illuminent à mon entrée. Toujours en ligne avec mon assistante virtuelle, j'entre dans le sas de décontamination. Les bras tendus, je fais quelques tours sur moi-même, en attendant que la fumée projetée détruise les résidus radioactifs qui recouvrent mes habits.

- Je ne vous dénoncerai pas Alexandre, sauf si vous excédez le quota autorisé de trois infractions par semaine.

- Oh... Tu es gentille, tu me laisses de la marge. Humm... voyons voir... humm... Tu sais quoi, je vais réfléchir à mon prochain méfait, et on en reparle. Tu es d'accord ?

- Négatif. On ne m'a pas programmé pour établir des plans de destruction.

- Oula tout de suite ! Plans de destruction ?! Tu nous sors l'artillerie ! Non, je pensais à des choses plus soft, comme brûler vif quelques frites, dans un chaudron débordant d'huile bouillante. Tu dois bien connaître quelques recettes de torture-patates ? Juste pour apaiser ce vorace d'ogre qu'est mon estomac... je te promets, elles ne souffriront pas trop longtemps. 

- ... Accordé, pour les recettes, cela ne va pas à l'encontre de ma programmation. Mais, j'ai du mal à saisir : comment comptez-vous faire souffrir des pommes de terre ? Elles n'ont pas de système nerveux. 

- Tu es une fine observatrice, Alette ! Et bien c'est toute la difficulté ! Seuls les génies de mon espèce peuvent être assez machiavéliques pour créer des patates vivantes ! Et imagine, mon machiavélisme serait à son paroxysme, si je réussissais à les doter de ton intelligence. Car avec ces patates, je pourrais dominer le monde... que dis-je, l'univers entier !!!

- ... Alexandre ... Vous allez bien ?

- Rappelle-moi de demander à Luka s'il peut te rajouter quelques lignes de codes, histoire de développer aussi le "sarcasme". Quoique non en fait, je m’amuse très bien ainsi. Reste comme tu es Alette, je t'adore.

La séance de décontamination finie, je retire mes chaussures, et, les pieds nus sur la moquette, je me dirige vers la vita-keep. Ma femme s'y repose, la journée a certainement été éprouvante. Quelques instants je la regarde, si paisible dans son globe de verre. Il me vient en tête des images, celle de Blanche-Neige, ou encore celle de la rose magique de la Bête... Mais l'image qui me reste le plus en tête est celle de Nora Fries, la femme de Mister Freeze. Non. Ce ne sont que des images.

Quelques heures ont passé et nous voilà tous les deux assis sur le canapé. Je la serre contre moi et demande à Alette de délivrer son message. Un étrange documentaire se déploie sous nos yeux. Pas de présentateur, juste une voix off et des images de la terre.

"En 2070, la population mondiale avait atteint dix milliards, et la technologie de téléportation avait fait un bon. A cause de la surpopulation et de l'épuisement des ressources naturelles, l'écart entre les pays ne cessait de croître, la prospérité des peuples avait laissé place à la souffrance et une troisième guerre mondiale se profilait inéluctablement. Ce n’était plus qu’une question de temps avant que le destin de l’humanité ne soit définitivement scellé. Il était urgent de trouver des solutions pour que tous vivent libres et égaux. C'est alors que les plus grands états se sont réunis pour former les Etats Égaux, tous unis sous une même bannière et ayant le même but, celui de créer une société humaine à l'image de notre planète bleu mais plus écologique. De nouvelles lois, de nouvelles directives, et de nouvelles façons de penser ont été instaurées pour le bien de tous.
Mais la démographie grandissante aurait détruit ce nouvel équilibre, si la loi sur le contrôle des naissances n'avait pas été imposée comme l'unique solution.

Aujourd'hui, seulement un couple sur trois a la chance d'avoir un enfant. Et nous avons l'honneur de vous annoncer que vous avez été sélectionnés pour faire partie de ses rares élus ! Toutes nos félicitations !!! Nous vous invitons à venir dès demain au centre génétique le plus proche de chez vous, afin de sélectionner les cellules les plus saines pour créer l'enfant de demain. Encore toutes nos félicitations !!!"

Un grand silence s'ensuit. C'est une blague ? Si cela en est une, elle est de très mauvais goût et me donne envie de m’effondrer. Tout ce que je trouve à dire à Estelle, c'est :

- Hum... j'ai du travail, j'vais m'absenter un peu ce soir.

- Alexandre...

Elle savait toujours quoi dire, mais là, seul mon prénom sortait de sa voix fragile. Il n'y avait besoin d'aucun autre mot. Elle avait besoin de moi, et j'avais besoin de m’isoler. Je déteste qu'elle me voit dans cet état, et puis travailler me fait oublier. C'est pour elle que je fais tout ça, rien que pour elle.

Suis-je le prince charmant qui, d'un baiser, la délivrera de sa longue torpeur ? Ou est-ce que je suis le monstre qui la maintient sous sa cloche de verre, juste par égoïsme, juste pour la garder un peu plus longtemps près de moi ? Je ne suis qu'un homme, un homme qui cherche un remède à son mal, et tant qu'elle vivra, je me battrai contre le néant qui l'attend.

Ma femme est condamnée.


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Edit / Merci à Derelion pour sa relecture ;)
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11/06/2013

Chapitre 2

Tout ce qui brille


- Qu'est-ce que je suis ? 
- Et bien techniquement, tu es composée à 65% d'oxygène, à 18% de carbone, à 10% d'hydrogène... et pour le reste, tu n'as qu'à regarder le tableau périodique des éléments.
- Pfff... Alors toi, tu sais parler aux femmes !
- Hum ! Attends je la refais, on efface tout. Wiiip, rembobinage. Qu'est-ce que tu es ? C'est pourtant évident ! Tu es la plus belle pépite d'étoile qu'il m'ait été permis de voir.




Les mains moites, j'attends devant la porte. Après avoir passé plus de 10h connecté avec Alette, mes idées ne sont plus très claires. Mon niveau de sociabilité est en chute libre, et s'il était quantifiable, je serais en dessous des 30%. Le directeur est derrière cette paroi de verre teinté, et dans quelques instants il va m'inviter à entrer et me féliciter pour mon travail. Et ma plus grande hantise est... qu'est-ce que je vais lui dire ?

Pour échapper quelques instants à cette torture, mon regard s'attarde sur l’horizon. Il grouille d'engins volants qui défilent de façon aussi constante que la houle. Les buildings quant à eux, sont hauts et solidement ancrés. Mais pour moi, ils sont aussi intéressants que les ruines verticales d'un ponton. Non, ce qui attire plutôt mon attention, c'est ce petit spectacle que nous offre le soleil toutes les vingt-quatre heures : il a fait son show toute la journée sans que personne n'y fasse vraiment attention, et là, pendant quelques minutes, il se retire plein de grâce et de panache. Le ciel bleu devient or, et tout semble tapissé de métaux précieux, des nuages aux vitres des bâtiments, tout brille.

C'est à ce moment que la porte coulisse et me ramène violemment sur terre. Un homme grand et sec m'accueille, un large sourire au visage. Je déglutis, lui renvoyant son sourire. Une bonne poignée de main, jusque-là je me débrouille plutôt bien. A présent assis, je trouve une certaine stabilité physique qui m'aide à m'exprimer.

- Bonjour Monsieur, c'est un plaisir de vous rencontrer.

- "Bonsoir" ! N'avez-vous pas remarqué que le soleil décline, haha.

Remonter mes lunettes avec l'index est tout ce que je trouve à lui répondre.

- Bon, mon cher Alexandre - ça ne vous dérange pas que je vous appelle par votre prénom ? - bien ! Je vais aller droit au but. Vous nous plaisez beaucoup, et quand je dis "nous", c'est le comité dans sa totalité, qui s'est réuni hier soir. Les résultats de vos analyses ont été présentés comme un cheveu sur la soupe, peu de temps avant la fin de notre réunion. Mais ce n'était pas un cheveu ! non ! C'était une mèche, LA mèche de dynamite qui nous manquait, et vous êtes notre nitroglycérine !

Quand il s'exprimait, il faisait de grands gestes avec ses bras. Un personnage très expressif que ce p'tit "supérieur". Sa facilité à enrober ses propos comme des bonbons, avait dû lui ouvrir pas mal de portes. Si je prenais ses mots à la lettre, j'étais pour lui leur nouveau Messie. Mais où était donc la couronne d'épine ?

- Voyez-vous Alexandre, AL-Industrie a de grands projets. Nous avons signé un gros contrat avec la confédération des Etats Égaux. Mais ça, vous le savez déjà. Ils vont financer notre grand projet : Alpha-discovery. Notre but est donc d'établir la première colonie extra-solaire, aux abords d'Achernar. Pourquoi notre choix s'est porté sur cette étoile ? Et bien nous sommes aussi fous qu'ambitieux. Achernar est certainement l'étoile la plus agitée parmi toutes les étoiles proches. Si la mission réussit là-bas, elle marchera d'autant plus ailleurs. Nous avons localisé une petite exoplanète tellurique dans la zone habitable. Et nous souhaitons la terraformer en partie... l'autre partie sera VOTRE objectif à long terme.

- Attendez... Mon objectif ?

Et la voilà ! Je le savais ! Voilà les ronces qu'il essaie d'enfoncer sur ma tête. Bien sûr il va me proposer une offre alléchante, le rêve de tout chercheur, l'aboutissement de toute une vie. Mais justement, à présent que nous sommes tous immortels, il n'y a pas d’aboutissement... enfin je ne l'entends pas ainsi. Je ne cherche pas cette gloire, car tout ce que je désire est hors de portée.

- Hummm... Je vois à votre tête que l'offre vous laisse sceptique. Mais avant de penser ou dire quoi que ce soit de plus, écoutez-moi attentivement. Votre mission sera donc de faire pousser votre petit prototype de cellule photosynthèsée et de...

- Prototype justement, vous faites bien de le souligner.

- Je n'ai pas fini... Bien ! Et puis ce n'est qu'une question de budget à présent que vous êtes sur la bonne voie, je continue. Vous superviserez la culture et le bon développement d'humains génétiquement modifiés près d'Achernar et de son étoile jumelle.

Il y eut ensuite un moment de silence, une autre des choses que mon supérieur semblait maîtriser à merveille. Il me fixa un moment, les sourcils froncés, perdu dans ses pensées. Il me fallut un peu de temps pour comprendre que cette latence lui était nécessaire pour passer du mode "enthousiasme" au mode "empathie".

- Jeuuuu... saiscequevoustraversez. Cela m'attriste au plus haut point, vous pouvez le savoir. La nature est... faite d'exceptions, vous le savez mieux que personne ! Et malheureusement, c'est tombé sur votre couple.

Il s'avance un peu et pose les mains serrées sur la table. Sa légère approche signifie certainement qu'il veut me parler en tant qu'ami... et je m’attends à tout instant à ce qu’il me serre dans ses bras, vu avec quelle rapidité je semblais être devenu l'un de ses proches.

- Ecoutez... si vous coopérez, je pense que je pourrai vous aider à résoudre votre... problème. J'ai le bras long croyez-moi, et cette injustice ne sera pour vous, qu'un affreux souvenir. Ne vous voyez-vous pas dans 200 ans avec votre femme ? dans votre petite maison de campagne, tous les deux...? Et il vous arrivera d'en reparler avec humour. Ecoutez-moi et ayez foi en moi : nous avons besoin de vous autant que vous avez besoin de nous.

Je baisse la tête. Là, il marque un point. Et moi qui pensais que personne ne savait quoi que ce soit sur ma situation et mes mobiles. Je serais venu tout nu au boulot un matin, ça aurait été à peu de chose près la même chose. Je serre la mâchoire, mon égo en prend un coup. Je le regarde un long moment, et c'est d'une petite voix étouffée que je lui réponds.

- Mais c'est impossible, on ne peut pas/

- Rien n'est impossible à qui le veut vraiment.

- Mais...

- Ayez foi en moi, Alexandre.

Ma lèvre inférieure est prise en tenaille sous mes dents supérieures. Ce qu'il me propose semble inespéré. C'est... le souffle qui manquait pour que la petite flamme d'espoir que je nourrissais, devienne enfin un feu de joie. Je vendrais mon savoir faire, et peut-être même jusqu’à mon âme pour enfin vivre sans cette épée de Damoclès au-dessus de la tête.

- Oui... monsieur, je suis votre homme.

Votre homme... qu'est-ce que cela signifiait ? Je tourne la tête vers le crépuscule naissant, et me voilà de nouveau derrière la porte. Cette fois avec un petit quelque chose en plus, un papier, un de ses machins blancs et fragiles qu'utilisaient les hommes d'avant notre ère pour conclure des accords. Sur celui-ci, est noté brièvement le résultat de notre entretien, et la signature de chacun. C'est censé me réconforter ? ou me rappeler qu'il faut dès à présent que je m'acquitte de cette tâche ?

Et si j’arrêtais de penser comme je pense tout le temps ?! Que dirait ma femme à ma place ? Que dirait ma douce et joviale Estelle dans cette situation ?...

- Oooh, mais regardez-moi cette étrange signature, on dirait un petit singe avec de grandes oreilles qui dirige un mammouth ! Et puis c'est quoi cette feuille ?! Tiens, passe-la moi ! Elle va faire un matériau de choix pour mon nouvel avion anti-technologie lilliputienne ! Allez, fais pas cette tête mon Roméo ! Demain le jour reviendra avec son lot de surprises. Avance sans regarder derrière, à quoi ça sert ? Fais-moi donc un sourire plein de tes dents piano, et regarde-moi comme la première fois... tu sais, quand tes yeux brillaient encore de mille et une lanternes.

Je lui aurais bien pincé le flanc pour avoir critiqué mes quelques dents désaccordées. Mais au final, elle aurait eut tout ce qu'elle désirait. Je me mets à sourire naturellement.

Demain est un nouveau jour.


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Edit / Merci à Morgane Burlion & Derelion pour leurs relectures ;)
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11/05/2013

Chapitre 1

Tout ce qui vit



Elles existent grâce à la lumière et l'eau. Certaines sont enracinées sur notre bonne vieille Terre depuis plus de 5000 ans. D'autres sont déjà allées dans l'espace sans que ça ne les affecte. Elles maîtrisent le vieillissement. Je les envie toutes, de vivre aussi bien grâce à si peu de chose.



Devant mes yeux fatigués, une petite cellule, un minuscule noyau simple d'apparence, mais qui m'a demandé tant de travail. Et là, un petit miracle. Il se divise, timide. Je n'y croyais plus. Le souffle court, je vérifie qu'Alette a bien tout enregistré. Les images ont bien été capturées. Je souris, je pleure, je revis un peu.

Tout s’enchaîne trop rapidement, alors que j'ai passé plus de 50 ans à obtenir ce résultat. Les analyses sont envoyées à mon supérieur, qui les passe ensuite à son supérieur... et ainsi de suite jusqu'au 320ème étage de la fière tour AI-industrie. Jamais je n'aurais cru envoyer le fruit de mes recherches en haut de cette fourmilière... Je... ne suis qu'un simple chercheur. Alette m'interpelle, demain je monterai en grade. Une augmentation, ça devrait se fêter. Mais je n'en ai cure, mon travail est devenu au fil des années, ma seule obsession. La pression d'un possible échec me tenaille bien trop, à présent que j'ai des feuilles d'or entre les doigts.

Mais plutôt que de vous ennuyer avec le récit de ma réussite au sein de cette industrie florissante, je vais vous parler de ce que j'ai réussi à faire. J'ai créé une chose fantastique, voyez vous, une petite cellule humaine n'ayant besoin que du soleil pour vivre... de l'eau aussi cela va de soit ! Mais plus besoin de nutriments externes, elle les fabrique elle même, grâce à sa combinaison génétique extraordinaire : la première cellule humaine viable qui accomplit la photosynthèse. Mais je ne suis personne à coté de mes instructeurs : Sequoiadendron giganteum, Pinus longaeva ou encore le Nymphaea lotus... des plantes, oui des plantes. Je leur ai toujours trouvé une grâce insondable, et aujourd’hui enfin, j'ai percé leur secret.

En quoi cela pourrait-il nous servir ? Je vois déjà vos yeux se froncer en imaginant de grandes ramures à la place de vos cheveux, ou encore de fous lichens sculpter vos joues roses. Voila ce que vous sortirait mon supérieur :
"Nous sommes à l'ère de la technologie durable et des découvertes les plus spectaculaires ! Aujourd'hui, tous le monde a 20 ans, tous le monde se toise d'une plastique parfaite, et tous le monde à les yeux rivés vers les étoiles. Il est devenu impératif pour notre société, de tester ses limites, de partager sa grandeur et d'ensemencer d'autres planètes de petits génies comme vous.
Des missions spatiales sont prévues et vous avez de la chance : AI-industrie est dans le feu de l'action. Elle dirige de nombreux secteurs, passant de la robotique à la chimie atomique. De nombreuses racines pour un tronc commun : faire grandir une nouvelle génération d'hommes encore plus évolués, de l'autre côté de la galaxie. Mais même si aujourd'hui plus personne ne meurt de vieillesse, notre corps est bien trop fragile, jamais il ne supportera les conditions extrêmes de l'espace. C'est pourquoi la seule solution est de nous transformer, d'aller contre la nature elle-même !"

Qu'en pensez vous ? hum... moi non plus je ne suis pas convaincu par son discours... Ça sent le flouze autant que le crottin qui nourrit mes plantes. Cela ne peut que mal tourner, et même si je suis l'un des instruments de cette étrange machinerie, je ne suis pas venu ici pour ça, non.

- Alette... dis moi, il est possible d'envoyer un message à ma femme ?

- Bien sûr Alexandre, je vous filme. Une fois que vous aurez fini, je le lui transmettrai.

- Merci... Hum... Chérie, c'est moi, ton Alexandre, jeumm... je vais devoir rentrer un peu plus tard ce soir. Tu... hehe... tu vas être contente d'apprendre que mes recherches portent enfin leur fruit, il y a de nouveau de l'espoir. Tu comprends ?... je ne peux pas lâcher prise, j'ai... si peu de temps, et je ne dois pas tomber... je vais réussir j'te le promet. Je t'embrasse. Je t'aime bien fort.

- Fin de la transmission. Voulez-vous lui envoyer des chocolats pour vous faire pardonner ?

- Des chocolats ? Pourquoi des chocolats ?

- Oui, vous deviez dîner en tête à tête ce soir à 18h30 précise, au Grande Palacio. Vous aviez commandé une table pour le box privé 2050. Au menu vous aviez prévu des Ach...

- ALETTE ! c'est bon, oui j'ai oublié... je m'en excuse, mais elle comprendra qu'une occasion comme celle-là est unique. C'est un miracle que je ne croyais jamais voir un jour éclore. Elle... comprendra.

- Je ressens de l'anxiété dans votre voix, avez vous besoin d'un calmant ?

- Non Alette, merci... je... je m’excuse je n'aurais pas du m'emporter. La fatigue... Oui c'est une bonne initiative, envoie-lui des chocolats. Heureusement que tu es là.

- Je ne suis là que pour vous servir Alexandre. Elle recevra le package dans quelques minutes.

- Merci Alette.


Son unique œil prend la forme d'un croissant de lune, c'est comme ça qu'Alette affiche sa satisfaction. Cette machine me paraît parfois plus humaine que mes collègues, ou que moi même. Ce travail me transforme, me durcit, me rend insensible. Le corps ankylosé, je me déconnecte alors de l’unité centrale, cette espèce de cercueil technologique dans lequel je fais mes simulations génétiques. Il me suffit de penser, d'utiliser ma matière grise à sa source sans contraintes, pour qu'Alette les retranscrivent dans la réalité. Quelques étirements, et je regarde les murs de mon bureau : chacun peut y projeter ce qu'il veut, pour se sentir mieux certainement, pour avoir l'impression de "maîtriser son espace".

Ma femme ne fait que sourire sur chacune des faces. Il n'y a que cette image qui m’apaise, ça et faire de longues balades dans la forêt. Ce moment de paix est assez bref, car entrent en trombe mes collègues : la nouvelle s'est répandue plus vite qu'une traînée de poudre. Je suis leur petit prodige, et ma réussite affectera aussi positivement leur compte en banque, alors il faut bien sourire, et faire semblant d'être une équipe unie. Je ne leur en veux pas vraiment, même si leur hypocrisie est flagrante, je suis simplement jaloux. Je n'arrive plus à prendre du plaisir, à être vraiment heureux, alors qu'eux le font en toute insouciance. Ils me serrent la main, me mettent dans le bec un verre de champagne dont les bulles me picotent le nez.

Mon supérieur prend un ton jovial et attire l'attention de tous.

- Allez les bleus, on va fêter cette réussite à l'opiumerie ! C'est ma tournée !

- Et comment ! On va pas se faire prier, allez viens avec nous Alex !

Une tape dans le dos, comme si une franche camaraderie s'était instaurée, je devrais ne plus hésiter et me laisser aller à la détente des fumées soporifiques de l'opiumerie, mais non.

- Je suis désolé les gars, mais... je peux pas, les résultats ont encore besoin d'être vérifiés. Et je...

- Oh ! Allez ! Pour une fois dans ta vie, fais pas ta mijaurée et suis-nous ! Tu vas voir... on va s'amuser. Avoue, tu veux rejoindre ta femme, c'est ça ? J'avoue que ses belles dents et ses yeux pétillants feraient perdre la tête à n'importe qui, mais on n't'éloignera d'elle qu'une petite heure ! Allez... on aimerait vraiment t'avoir parmi nous.


Avez-vous déjà senti le temps s’affaisser ? Des gens attendent quelque chose de vous, tous leur yeux rivés vers vous, et le blocage est si grand que les secondes se mutent en minutes. J'ai refusé de rejoindre ma femme ce soir, et je m’apprête à dire oui à cette bande de joyeux fêtards... vous y croyez vous ? Je ne sais pas pourquoi j'ai dit...

- Oui.

Pourtant c'était un violent "Non" qui possédait mon corps pendant cette longue hésitation. La tentation d'oublier... de perdre son esprit dans les fumées... Mon inconscient a tranché.


 Le nouvel opium est une neurotoxine découverte il y a maintenant quelques années. En toute petite quantité, elle n'a aucun effet négatif, au contraire. C'est la "drogue saine", le nouveau divertissement qui vampirise les fins de journées des plus huppés et des artistes. Il permet de baisser tout juste l'activité du cerveau, pour accéder de façon consciente aux rêves les plus profonds, et de les vivre comme s'ils étaient réels. Certains l’appellent le "Somnus inceptio", la nouvelle frontière entre la réalité et le rêve.

De quoi pourrais-je rêver ? Je n'avais jamais essayé avant cette soirée mémorable. Alors que ma vue se brouillait, j'accédais malgré moi à cet univers.


Je me retrouvais au milieu de nulle part, minuscule, une grosse lentille pointée sur moi, et derrière laquelle un immense œil végétal me mirait. La paupière de celui-ci était faite d'une large feuille et l'iris, d'un magnifique lotus bleu. Elle me parlait dans une langue incompréhensible, et soufflait par intermittence. Je me mis à faire de même sans comprendre pourquoi, jusqu’à ce que je me torde de douleur. Mon ventre était énorme, et des feuilles en sortaient de façon aussi barbare que dans le film Alien. A peine remis de cet événement, l’œil se mit à flétrir et se consumer. Tout n'était à présent que feu et fumée. Des étincelles voltigeaient magnifiquement, on aurait dit des étoiles parmi cette épaisse fumée. Plus un bruit, juste l'émerveillement de cet étrange spectacle. Deux flammèches en particulier tournaient ensemble, comme si elles dansaient, alors que toutes les autres semblaient aller à la dérive. Quel était le secret de cette valse hypnotique ? A bien y regarder, elles n'étaient pas complètement harmonieuses, car l'une d'elle dérobait de l'énergie à l'autre tout en grossissant.
Les séparer me parut la plus juste des choses à faire, mais le subtil équilibre qu'elles avaient trouvé s'évanouit en même temps. Cette situation me chamboula de façon grotesque, ce n'était pourtant rien que des étincelles !

Cependant à mon réveil, j'étais encore plus mal qu'en arrivant à l'opiumerie. Plus jamais je ne fréquenterai ces établissements d'attrape-nigaud. Morose. Je ne sais même pas comment mes collègues me supportaient. Tous savaient que je vivais une mauvaise passe, d'où mon abattement chronique, pourtant personne n'avait osé me demander ce qui n'allait pas. Ils mettaient ça sur le compte de la timidité.

Rentrer, c'est tout ce à quoi je pensais.


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Edit / Merci à Morgane Burlion & Derelion pour leur relecture ;)
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