6/10/2014

Chapitre 13

Tout ce qui vient des enfers
(Part 1)



"Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle dont nous avons rêvé dans notre enfance, et dont nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres,
qui est la pratique, l'utile,
celle où l'on finit par nous mettre au cercueil."

- Fernando Pessoa







La ruelle est déserte. Il fait nuit, mais on y voit comme de jour, tant les lumières artificielles inondent les rues. Des tags de couleurs sombres et criardes s’émoussent de par l'humidité suintante des parois. Le bruit est permanent... Une espèce de brouhaha lointain, le genre de bruit auquel on s'habitue au point de ne plus l’entendre, mais qui génère en nous et malgré nous, une certaine irritabilité.

Six ombres apparaissent dans la rue. Trois d'entre elles jouent frénétiquement à se déplacer de mur en mur. Quant aux trois autres, droites et massives, elles suivent une ligne bien définie. Elles sont toutes rattachées par de sévères pas, courts et saccadés. Sous les projecteurs d'un panneau publicitaire, vantant les mérites de la "pilule de jouvence", les ombres se dessinent distinctement : ce sont trois hommes encapuchonnés, trois têtes, dans ce qui semble être un même corps, tout de noir vêtu. Ils ont un seul et même objectif.

Une voix leur donne des ordres directement depuis un minuscule drone jaune et mobile.

- Tournez à droite au prochain carrefour, et vous y êtes presque.

- C'est fait.


- Bien. L'opiumerie dénommée "Le Léther", se trouve au bout de la ruelle. Vous ne pouvez pas le rater, c'est dans un cul-de-sac.


- Nous y sommes.


- Bien. Attentez avant d'entrer. Comme vous le savez, ce n'est pas un bar ordinaire. Il distribue aux membres de son club cette substance communément appelé "nouvel Opium" ou "Som'in". Mais attention, ici, ce sont des "rêveurs éveillés" hardcore qui s'y rendent, car la recette perso de la boite donne du piment non négligeable aux rêves. Donc attendez-vous à un lieu plus étrange qu'un simple bar à opium.

Comme vous l’aurez deviné, cette facette n'est qu'une couverture. Dans ses sous-sols se trame une toute autre chose. Vous vous en rendrez vite compte si vous demandez à voir Charon. Vous lui donnerez la clé que je vous ai remise.

- Qu'est-ce qu'elle contient, cette clé ?


- Quelques souvenirs volés. Rien de bien important... les souvenirs exclusifs, c'est la monnaie d'échange pour entrer dans leur souterrain. Bon, on résume : ne jouez pas aux poulets, vous n'êtes pas là pour les échauffer… si vous avez des questions sur l’endroit, demandez moi maintenant. Vous savez ce que vous avez à faire ensuite... il faut impérativement la trouver.


L’homme de droite manque de poser une question, mais celui du milieu l’interrompt.

- Pas de question. C'est compris. Déconnexion.

Le petit drone s’éteint, et l’homme du centre le range dans sa poche. Ils font alors leur entrée dans ce lieu étranger. Le couloir cylindrique arbore divers hologrammes présentant de toutes les nouveautés de la maison : « Sauvez le monde grâce à la formule Warrior », « Devenez président des États Égaux grâce à la formule Pyramide », ou bien encore «Devenez un séducteur accompli grâce à la formule Don Juan ». Mille et une enseignes pour flatter l’égo de chacun… car après tout, elles sont là pour vendre du rêve.

Ils finissent par arriver devant un guichet qui ne paye pas de mine, une sorte d'orbe de verre à taille humaine. L’hôtesse d’accueil n’est pas du tout ce à quoi ils attendaient : un petit homme trapu avec un look rétro, une coupe désordonnée, et de vieilles lunettes. Sans détourner le regard de sa page virtuelle, il leur demande nonchalamment :

- Moui… c’est pour quoi... ?

- Mes collèges et moi avons besoin d'accéder au sous-terrain. En échange de ce service, nous avons ceci à remettre à Charon. Vous pouvez le faire demander ?


L’homme du milieu montre du bout des doigts la clé mémorielle. Le binoclard lève les yeux en remontant ses lunettes, d’un air blasé. Il se met à siroter son jus de grenade du bout de la paille, un petit sourire en coin… Il daigne enfin leur répondre :

- Quoi ? Charon... on prononce ça Charonne, débilos !
Hum ! Ah oui ? Carrément ? On voit bien que vous êtes nouveaux et que vous connaissez rien à la maison. Il n’est pas question de voir qui que ce soit, ni même de rentrer sans acheter l’un de nos produits.

- Tiens, ça pourrait être drôle…  Preums ! je prends la formule Warrior. 
S’exclame l’homme de droite.

- T’en manques pas une pour faire le clown, hein ?! On n'est pas censé toucher à ce genre de marchandise quand on est en service. Pas envie d’avoir le cerveau lobotomisé !
 Rétorque l’homme de gauche.

La dispute est aussitôt interrompue par l’homme du milieu. Un geste lui a suffi pour forcer le silence de ses deux autres collègues. D’une voix monocorde et précise, il demande au guichetier, tout en faisant grincer la clé contre la vitre qui les séparent :

- Charon. Nous voulons voir Charon. Nous avons de quoi payer l'accès. C’est tout ce qui importe.

Le guichetier fronce des sourcils, il semble hésiter, cherchant quoi répliquer dans ce genre de cas. Mais avant que nul autre son ne sorte de sa bouche, subitement, tous les hologrammes publicitaires s’éteignent dans un pincement ténu. Les trois hommes se laissent emporter par cette interruption, le souffle coupé, sans même remarquer que leurs visières informatives, des lunettes/écran projettent des tonnes d’informations, se sont déconnectées...

Petit à petit, tout commence à se rallumer : les écrans publicitaires affichent quelques « fatal error » d’alertes pimentées, se remettant à zéro, se débattant péniblement pour que tout revienne à la normale. Les vagues de code dérivent toutes dans la même direction : l'autre bout du couloir, légèrement plus lumineux que le reste. C’est alors qu’une voix féminine vient bercer cette atmosphère chaotique, comme si en seule présence, le monde entier devait dérailler.

- Vous comprendrez, messieurs, que notre établissement n’accepte pas aussi facilement les nouveaux venus. Surtout les petits curieux de votre espèce.

Au bout de ce couloir se forme une silhouette. Non, Charon n’est pas un homme, ni vraiment une femme d’ailleurs. Charon, « le passeur » est aussi et avant tout un filtreur, un de ces programmes informatiques qui scanne et épluche la vie de chaque nouvel individu. Et il semblerait que ces trois hommes-là lui posent problème. Puis elle se déplace le long des écrans encore tourmentés, pour finalement arriver à leur niveau.
Toute de noir vêtue, elle porte une sorte de cagoule qui laisse tout juste entrevoir une bouillie de pixels en guise d'yeux.

- Je vais être clémente aujourd’hui, et laisser un, et un seul d’entre vous passer. Comme ça, vous pourrez dire à votre patron que vous n’avez pas complètement échoué. Une clé, un passage. Choisissez bien.

Les hommes de gauche et de droite se regardent conjointement. Ils semblent un peu perdus sans les informations affichées par leurs viseurs, mais leur formation les a préparés à ce genre d’éventualités. Une fois de plus, c’est l’homme du milieu qui décide. Il donne la clé à l’homme de gauche, celui qui a le plus de connaissances sur la mission à traiter, qui est le plus expérimenté... mais aussi celui qui a le moins envie de pénétrer en ces lieux. Pas le choix, la mission avant tout ! Car des millions de dollars pourraient bien reposer sur ses épaules.

- Hum… mauvais choix, mais tant pis pour vous. Venez donc.

A peine l’homme de gauche a-t-il quitté la pièce, que l’homme central se rigidifie. Ses yeux si humains deviennent insensibles à la lumière, et son visage retombe, se ramollit quelque peu. Le guichetier demande si tout va bien. L’homme de droite, qui se trouve être le plus jeune, hausse aussitôt les épaules.

- Non, ne vous inquiétez pas, il s’est déconnecté. C’est… ce n’est pas un humain. C’est un cyborg chargé de récolter les infos que mon collègue et moi lui donnons, afin de synthétiser la meilleure « marche à suivre ». Ainsi, on obtient un résultat optimal. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de cette technologie de « symbiose cérébrale ». Quand mon collège n’est pas à proximité, il ne sert plus à rien, alors il se désactive. Hehe… quand il fait sa tête de légume, il peut plus me donner d’ordre… j’peux même l’embêter.

- Si c’est pas malheureux… Vous êtes à la botte d’une machine.


- Et vous ! Vous vous êtes regardé ? Charon, elle ressemble plus à une IA qu’a une humaine. J’me trompe ?


- Mouais… vous marquez un point.


Cela coupe court à la discussion entre le jeune homme et le guichetier, qui retourne boire son jus. Le jeune homme se détourne, les bras croisés, en se laissant distraire par les publicités fraîchement réapparues.

L'homme "choisi" passe dans plusieurs sas de décontamination, sans un mot, sous l’œil attentif de Charon. Une porte s’ouvre sur un autre monde, celui des rêveurs éveillés… des personnes comme vous et moi, qui se sont simplement laissé séduire par une nouvelle technologie : celle qui dévoile tout le potentiel de l’inconscient. Parmi les accros à ce bar à songes, certains se sont démarqués et ont gagné plusieurs récompenses. Aujourd’hui, rêver est devenu un véritable sport, où les plus inventifs se tirent toujours des pires situations. Le Léther propose une expérience encore plus intense, en coordonnant plusieurs personnes dans un même rêve, relevant le défi de résorber les barrières défensives du psychisme (car celui-ci se défend toujours quand il rentre en contact avec une nouvelle entité). C’est pour cela que cette opiumerie est très prisée, très secrète, et potentiellement dangereuse.

Les couloirs serpentent, se détachent, se séparent et s’entrecroisent, et à chaque extrémité, des anneaux concentriques tournent lentement, comme des alvéoles stellaires, hypnotiques. Les rêveurs sont logés dans des sortes de caissons individuels, la tête orientée vers le bas ou le haut, selon leur positions dans le cercle. Le tout baigne dans une ambiance sourde et ambrée, étrangement calme, et bercée par un souffle régulier semblable à celui d’un dormeur. À côté de l’homme qui marche, l’hologramme brumeux de Charon se reflète insidieusement sur les paroirs d’obsidienne brute. Les quelques sources de lumière se font timides, détourant doucement chaque silhouette, chacun des rares angles des alcôves. Puis, à certains moments, elles semblent ruisseler des parois telles de l’or pur, une source vivace et furtive composée de milliers de codes concentrés : un système sophistiqué de fibre optique, l’information dispensée par la lumière, voilà ce qu’est le sang du Léther.

- Je vois à votre regard que vous n’êtes jamais rentré dans ce genre d’établissement. Cela vous intrigue ?

- M’intrigue ? C’est plutôt de l’incompréhension. Je trouve saugrenu que ces gens aiment à rester cloîtrés pendant des heures, juste pour cultiver un peu plus leur narcissisme.


- Vous n’avez jamais été tenté d’essayer ? Le Som'in vous offre tout ce que vous pouvez imaginer.


- Jamais ! Quel bénéfice en tirerais-je ? Je sais où est la réalité. Mes pieds sont là, sur le sol, et mon devoir est là, devant moi. Pas dans une de ces machines à prestige illusoire. Ce sont les couards qui se laissent tenter.


- Réalité… illusion… héhé… et dire que le cerveau des humains est trompé par ces deux notions d’une même manière. Après tout, ce ne sont que des échanges électriques entre les cellules. Est-il mal selon vous de développer davantage ces échanges, et la créativité qui en découle ? N’est-il pas le souffle de toute les plus belles inventions de la race humaine ?


- Les pires également ! Bon... 
écoutez, ne perdez pas votre temps à essayer de me convaincre. C’est peine perdue. Hum… ça m’aurait étonné que vous ne me vantiez pas vot’ marchandise !


À l'entrée, c'est une toute autre atmosphère. Les mains derrière le dos, le jeune acolyte défile tel un soldat modèle devant les publicités, bétonné dans son costume trois fois trop grand. Un étrange jeu de regard furtif s'engage alors ente lui et l'étrange guichetier. Non, mes amis, il n'est point question d’une quelconque attirance, ici il est plutôt question d'espionner l’ennemi en testant sa rapidité à répondre à des regards de plus en plus oppressants. Pas de répit, pas de drapeau blanc, la guerre semble être déclarée et pour de bon ! Jusqu’à ce que, enfin, le jeune homme se lance héroïquement dans un regard plein de bravade sans cligner des yeux. Il s'avance dangereusement vers son adversaire, ne craignant aucunement l’épais bouclier de verre qui les sépare. Le guichetier soutient son regard, en aspirant d’un même souffle sa grenadine.

Finalement, alors que le jeune homme se trouve en face de lui, et que la pression est à son paroxysme, il retire d'un doigt une vilaine mouche qui semblait être tombée amoureuse de son reflet. La fin des hostilités est alors prononcée par un sourire réciproque. La pression rivale étant désamorcée, la camaraderie peut alors s’engager. C'est le guichetier qui commence.

- Hum... une question me taraude, pourquoi vous a-t-on coltiné un compagnon aussi grincheux ?

- Haha, ça vous interloque, hein ? On ne peut pas dire que j'ai eu beaucoup le choix. La raison est assez simple : on se complète plutôt bien. Lui, c'est le vieux, domestiqué par 15 ans de bons et loyaux services, et moi, le petit surdoué impertinent qui doit faire ses preuves.

- Ah...

- Vous mélangez le tout, et ça vous donne un cyborg qui pète plus haut que ses capteurs olfactifs.

- Oh...

- Bien. J’ai répondu à votre question sans broncher. Vous ne pouvez pas refuser de répondre à la mienne.

- Hum... Mouais, je vous écoute.

- Vous n’avez pas vraiment le profil de l’aimable et charmante guichetière que l’on trouve un peu partout. On vous a mis dans cette bulle pour vous étouffer avec votre propre CO2 ? Vous avez massé les pieds de la femme du patron, et il vous le fait payer ?

- Haha, très drôle. Non… mais y’a un peu de ça…

- Ah ! Quel bourreau des cœurs !

- Vous n’y êtes pas.

- Alors qu’attendez-vous ? Moi, j’ai été honnête avec vous.

- Je… je… on va dire que j’ai… contracté une dette, et que… Je rembourse les dégâts de cette façon.

- Yeah ! Sous vos airs de pantouflard se cache en fait un homme aventureux !

- Mouais, vous voyez ce que ça m’a coûté. Bref, c’est à moi de poser une question et pour le moment rien ne me vient en tête.

- Rooh, quel rabat-joie. Vous mettez déjà un terme à notre petit jeu, faites un effort !

- Si seulement je m’étais tu la première fois…


Le chemin est long et semble interminable pour l’homme désigné pour la mission. Il ne sait plus où il est, où sont le début et la fin, ni la droite et la gauche. Charon semble être la seule à en connaitre tous les recoins. Une de ses doubles passe d’ailleurs non loin avec d’autres clients. Il faut dire que pour une IA, la chose est aisée. Elle attend que le petit groupe soit hors de vue, puis tend le bras vers le mur. Il n’y a rien, à part leurs reflets.

- Apposez le payement contre la paroi.

Prudent, l’homme s’exécute. Le premier contact entre la clé et la paroi génère une onde de lumière assez timide, qui grandit, grandit au point de rentrer en contact avec l’une des cascades d’informations. Celle-ci est légèrement déviée, comme si le tout était vivant et y réagissait. Une nouvelle source d’information étant localisée, la cascade se scinde en deux pour aller à sa recherche, dans un mouvement ample et gracieux. Les éléments raccordés, le contenu de la clé se vide littéralement sous leur yeux. L’éphémère embranchement s’évanouit peu après.

- Merci. Oserais-je vous demander pourquoi vous êtes venu ici, si ce n’est pas pour consommer l’un de nos produits ?


- Ce n’est pas l’un de vos produits qui m’intéresse, mais l’un de vos clients : une éteinte.


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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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