12/17/2014

Chapitre 15

Tout ce qui vient des enfers 
(Part 3)



Orphée […] la reçoit sous cette condition, qu'il ne tournera pas ses regards en arrière jusqu'à ce qu'il soit sorti des vallées de l'Averne ; sinon, cette faveur sera rendue vaine. […] Ils n'étaient plus éloignés, la limite franchie, de fouler la surface de la terre ; Orphée, tremblant qu'Eurydice ne disparût et avide de la contempler, tourna, entraîné par l'amour, les yeux vers elle ; aussitôt elle recula, et la malheureuse, tendant les bras, s'efforçant d'être retenue par lui, de le retenir, ne saisit que l'air inconsistant.

Ovide, Métamorphoses





Des lumières fixes et bien ordonnées se reflètent au fond de ses pupilles. Perdue dans ses pensées, elle admire le silence glacial de la grande ville, baignée dans les tréfonds de la nuit.

Elles sont de celles qui fleurissent au crépuscule, et faneront à l'aurore... tout comme celles qu'elles imitent fadement. Hum ! Quitte à choisir, je préfère celles que nul ne peut atteindre.

Elle bascule la tête vers les cimes, et tout son corps suit lentement. Ici, son magnifique ciel mouchardé de pétillants éclats et de sombres nuages n'est plus qu'un souvenir lointain : la Voie Lactée est usurpée par les lumières artificielles. Elle ferme alors les paupières, se remémorant les myriades de fois où elle essayait de les compter. Lentement, elle sombre vers les mirages de son passé.

À cette époque, des champs à perte de vue l'entouraient, et non la bruyante ville. Elle étalait ses jambes sur de jeunes pousses, et non sur un banc rêche. Elle respirait le parfum brumeux des liserons bleus, et non celui d'une bouche de métro. Comme à son habitude, son père n'était pas rentré pour dîner, alors elle allait directement lui apporter sa part. Cet homme imposant passait beaucoup de temps dans ses champs, à cultiver des fleurs sur plusieurs hectares. Cette période de l'année était décisive s'il voulait obtenir une bonne récolte, afin de les revendre à prix d'or à de grandes firmes pharmaceutiques. La nuit tombait, et finissant toujours par le croûton de pain, son père lui racontait alors des histoires de grandioses conquêtes spatiales de son cru. Le ciel étoilé lui-même devenait la scène de ces aventures : à chacune un nom, à chacune une histoire.

L'étoile Lord... demi-dieu chasseur de prime aux mille et une victoires. Obi le premier... qui après que son apprenti l'eut trahi, alla méditer sur le sort de l'univers dans un désert. Capa le probité... qui d'un baiser pouvait rendre la vie aux étoiles mourantes. Ou bien encore Kelvin le tempéré, qui, ayant perdu la chaleur de son étoile, parcouru l'espace entier pour la retrouver.

Mais son histoire préférée était celle d'Ellen de la Lune, qui osa tenir tête au pire monstre de la galaxie, le démon à deux bouches. Ce sont toutes ces histoires qui ont fait d'elle ce qu'elle est aujourd'hui... changeant de masque à volonté, s'inspirant de ces personnages atypiques.

- Que regardez-vous ?

Une voix rauque la fait sortir de sa torpeur. Elle bouge à peine, seuls ses yeux pivotent, fixant l’inconnu du coin de l’œil. Rapidement, elle "analyse" l'énergumène.

Silhouette générale énigmatique... Petite tête surplombant un corps paré d'un manteau pyramidal : Représentation une certaine autorité, pourtant sans fioritures... ce n'est qu'un pion. Crâne rasé présentant une certaine dysmétrie, signe d'un accouchement difficile : des maux de tête réguliers doivent l'assaillir. Clairement, il exhibe cette différence fièrement... Il veut se la jouer gros dur ?
Le visage... orbites profondes derrière la visière qui masque ses yeux,  nez osseux et fin, bouche maigre bien dessinée. Rides bien marquées... ce n'est pas un immortel : doit se battre constamment pour prouver qu'il mérite encore sa position.
Les mains dans les poches, un léger renflement prouve qu'il cache quelque chose dans sa main droite. Se méfier de la chose qu'il dissimule !
Bouts de pieds qui sortent du manteau magnifiquement ajusté à sa taille... l'un dirigé vers moi, l'autre vers l'extérieur, plus corps non parallèle à ma position : indécision ou recherche d'une retraite ? Le devoir avant tout.
Verdict : être directe, succincte et rester prudente concernant ce qu'il cache.

Se redressant posément, elle répond avec un petit sourire en coin.

- Je voyage par-delà les étoiles... mais ce n'est pas pour savoir cela que vous êtes ici, n'est-ce pas ? Sortez de l'ombre !

- Non, en effet, je ne suis pas là pour ça.

De cette cascade de tissu noir qui lui sert de manteau, l'homme sort un petit drone, qui déploie tout de suite ses lumières artificielles. Une voix sort de l'engin volant... une voix particulièrement marquée par l'émotion.

- Louise ?... Est-ce bien vous, mon enfant ?

Le visage doux et paisible de la jeune fille change du tout au tout. Tous ses membres se contractent, en réponse à cette voix qu'elle ne connait que trop bien. Sans aucunes sommation, elle saisit son sac qui traînait au sol pour s'en servir de fronde. Le petit drone valdingue bien loin pour finir en un discret plouf dans la Seine. Le parasite écarté, elle met en garde le serviteur, celui qui est venu jusqu'ici pour la trouver.

- Que ce soit bien clair : Si je foule les tréfonds de cette vie incognito, ce n'est pas pour revenir à la lumière. Ma vie me convient comme elle est. Dites-le donc à votre supérieur ! Les choses mortes le restent. Je n'accepte AUCUN marché !

Elle balance son sac sur le dos et se détourne pour fuir, une nouvelle fois. Le drone ne lui a rappelé que trop de bribes de son passé, celui qu'elle tente d'oublier, et cela pervertit son parfait petit moment de présent.

- Mais... vous ne pouvez-vous en aller. Vous avez une dette envers lui. Payez-la, et il ne vous poursuivra plus... il en fait la promesse. D'autant plus qu'en redonnant ce que vous lui devez, vous pourrez aussi accomplir votre souhait le plus cher.

Se tourner vers son passé pour mieux avancer ? Louise à toujours eu de grands rêves, et avait toujours trouvé la force de les accomplir. C'est d’ailleurs ce qui lui avait offert un destin peu ordinaire. Née de parents Réprouvés, on avait décelé en elle une intelligence rare, une de celles dont seule la nature à la recette. Malheureusement pour elle, on découvrit son don trop tard, à cause de sa caste de Réprouvé, d'humaine resté mortelle qui vit loin des sociétés pro-technologiques. Elle aurait pu ainsi bénéficier d'une généreuse bourse et d'études prestigieuses, qui l'auraient hissé vers les sommets.
Malheureusement... Ou Heureusement ?... Une belle intelligence ne s'épanouit pas forcément avec l'accumulation de connaissances. Et c'est ainsi que Louise grandit. Nourri à son rythme, son œil s'exerça à "voir" les formes qui façonnent l'univers. Tous les éléments qui l'entouraient avaient un sens, toute forme et toute couleur avait un but.

Mettant en pratique ce qu'elle observait, elle fit preuve d'ingéniosité pour répondre à différentes demandes...
Besoin d'engranger les surplus de récoltes ? Elle s'inspirait des alvéoles de ruches, pour créer des structures de rangement perchées et très rentables.
Besoin de traverser une rivière sans pont ? Elle s'inspirait des araignées d'eau, pour créer de grandes raquettes hydrophobes.
Besoin d’air climatisé en plein milieu de l’été ? Elle s'inspirait des termitières, pour créer des espaces aérés et économiques.

Elle devint rapidement indispensable à sa petite communauté, et faisait la fierté de sa famille. Mais aussi belle et pratique soit la nature, rien ne l'empêche d'être également cruelle. C'est ainsi qu'elle apprit le goût du sacrifice pour atteindre son but.

- Mon vœu le plus cher...

Les informations fusent dans la visière informative de l'homme ridé, ainsi qu'un mot de son commanditaire. Le drone étant perdu, c'est par lui que se fera la négociation. L'agent reçoit alors des informations qu'il n'était pas censé posséder à propos de cette jeune fille.

- Vous vous appelez Louise Renwal, née de parent pro-terra cultivateurs. Vous avez passé votre enfance au parc national d'Ecrins. À 5 ans, on a décelés vos aptitudes avec un QI supérieur à 140, mais personne ne s'est risqué à vous offrir une bourse. Vous apprenez le métier de votre père, mais cette seule casquette ne vous convient guère. Alors vous vous mettez à inventer toutes sortes de chose. Seulement, tout bascule vers vos 16 ans, quand votre père, diabétique, développe une gangrène virulente. Il est amputé des deux pieds. Il ne peut plus travailler. Alors vous lui confectionnez des prothèses. Mais les dettes s'accumulent car il n'est plus aussi productif et l'opération a ruiné vos maigres économies.

La jeune femme, qui a toujours le dos tournée, serre les poings comme pour se préparer, revivant difficilement ces moments. Elle se mord la lèvre. 

Mon destin, je l'ai scellé à l'aube de mes...

- A 18 ans, vous annoncez à la fondation pharmaceutique Remé-Dion, premier client de votre père, que vous ne pourrez pas atteindre les quotas de graines de Liseron bleu et de Millepertuis pour la saison 2094. Ils menacent de rompre leur contrat avec vous. Vous serez alors dans l'incapacité de  payer vos factures. Alors, vous osez leur proposer un marché.

Je n'avais pas d'autres choix...

- Vous proposez de travailler gratuitement pour eux, en échange du remboursement de vos dettes, mais ils vous rient tous au nez. Sauf un... l'un des gérants, une connaissance de votre père, remarque vos ingénieuses inventions et prothèses qui prouvent vos capacités. Il décide de vous donner une chance : Ulrich Weidmann vous assigne alors à un petit groupe qu'il a récemment formé, dans la section "Recherche en augmentation".

Je pactise avec le diable...

- Ah ! Et le rapport spécifie que votre père s'y est fortement opposé, mais vous acceptez les conditions du contrat.

Je pensais être faite pour ça, avoir trouvé ma voie...

- Votre... père... décède quelques années après. Ce n'est pas spécifié de quoi... étrange.

La jeune femme ferme les yeux. Quelques larmes coulent sur son visage de porcelaine. L'homme est toujours happé par les informations qui défilent devant ses yeux. Il se stoppe un moment, vérifiant certaines données sur le réseau Asclepio de HG-Medecine, ce qui laisse Louise seule avec ses pensées.

C'est étrange, j'ai l'impression qu'une partie de ma vie s'est arrêtée au moment où j'ai détourné le regard, laissant mon père. Je suis partie sans vraiment lui dire au revoir. J'étais persuadé que c'était la seule solution, et qu'il était trop gâteux pour le voir. Mais en réalité, je ne pensais qu'à mon épanouissement personnel. Parfois, j'ai l'impression qu'il est encore derrière moi, le regard plein de déception. Mais... je n'ose pas me retourner, de peur qu'il ne disparaisse. Alors je continue à fixer l'horizon.

Mais ce soir, son l'horizon ne s'étend pas à l'infini, les gratte-ciel de la ville faisant bloc. Elle n'a pas le choix, la fuite n'est pas une solution cette fois. Elle se retourne pour lui faire face. L'homme reprend son historique.

Hum, il semble manquer des morceaux, mais je continue. Vous êtes très vite remarquée pour votre bon travail, mais à peine une année après, vous êtes suspectée puis arrêtée pour "Trafic d'augmentations". Hum... je ne comprends pas... ça ne correspond pas à son profil psychologique. Pourquoi avoir trempé dans ce genre d'affaire ?

- Pourquoi ? Mettez donc cet événement en parallèle avec une loi qui passait la même année, et vous aurez votre réponse.

L'homme s'exécute, filtrant avec quelques mots clés les milliers de lois promulguées en 2096. L'une revient à plusieurs reprises...

- La... la fusion partielle ?... Vous étiez contre cette loi ? Elle a créé un tôlé en son temps, interdisant les dérives des augmentations sur l'Homme. Des milliers d'entreprises ont dû mettre la clé sous la porte.

-Vous n'y êtes pas, j'ai participé sciemment à cette loi, d'une certaine manière. J'avais mes raisons. Mais ça s'est aussi retourné contre moi.

- La même année, Ulrich Weidmann ferme sa section rattachée à ce secteur, mais paye votre caution. Je comprends de moins en moins. Vous n'êtes restée que quelques mois en prison... il vous offre une nouvelle chance... et vous... vous disparaissez de la circulation. C'était le résultat d'un accord entre vous deux ?

- Un accord ? La proie pactise-t-elle avec le chasseur ?

L'homme est déstabilisé. En temps normal, sa mission est juste de délivrer des messages, souvent des menaces à de mauvais clients... mais là, rien ne colle. Cette jeune femme est un véritable mystère ! Sans vraiment s'en rendre compte lui-même, son histoire le touche. Il déconnecte sa visière qui faisait un lien direct avec son employeur, et l'enlève, regardant la jeune femme directement.

- J'imagine que non... alors en plus d'avoir un statut de Réprouvée, vous choisissez d'être une Éteinte... une de ceux qui devinent invisibles aux yeux de la société. Soyez honnête, cela a t-il un rapport avec le décès inexpliqué de votre père ? Mon supérieur n'entend plus notre conversation, vous pouvez parler sans crainte. Ce personnage, cette Koré que vous avez inventée de toute pièce, c'est pour vous venger ? Vous en voulez à votre ancien employeur ?

Louise se rapproche de lui, entrant dans la lumière vive d'un lampadaire. Son visage n'a dès lors plus de secret pour cet étranger : de grands yeux expressifs, d'un gris pale, un teint laiteux, et un visage rond cerné par de fins cheveux bleus. Elle semble appartenir à l'autre monde, une femme enfant rejetée prématurément par le monde des hommes. Elle lui donne un sourire qui cache forcement quelque chose.

- Non, Koré, c'est juste histoire de subvenir à mes besoins tout en m’amusant. Il me permettait aussi de vivre incognito, mais je suis complètement grillée à présent. Alors ? Redites-moi ce que propose ce chien galeux ?

- Le message stipule qu'il a besoin de vous pour un nouveau travail. Il propose de vous en dire davantage en tête à tête. En contrepartie, il promet d'effacer votre vie passée, de vous en offrir une nouvelle, et en plus de réaliser votre souhait le plus cher. 

Une dernière danse avec ce cher Hadès ? C’est le moment de LUI faire payer sa dette. 

- Bien. Dites-lui que c'est marché conclu !

- Vraiment ? Vous acceptez ? Soit, ça veut dire que j'ai fais mon travail. Mais, si je puis me permettre, pour quelle raison changez-vous d'avis?

Pendant un instant la jeune femme lève les yeux vers les étoiles. Elle lui indique une constellation proche de celle d'Orion.

- Vous voyez là-bas... c'est la constellation du grand chien. À son cou, il y a la magnifique et étincelante Sirius. Pour approcher ce joyau, je donnerais n'importe quoi. Voilà ma raison, voilà mon plus cher souhait.




10/14/2014

Chapitre 14

Tout ce qui vient des enfers
(Part 2)



Daphné la nymphe fut le premier amour d'Apollon. Alors que celle-ci tentait de lui échapper, au moment où elle faillit se faire attraper, son père, le dieu fleuve Pénée, la métamorphosa en laurier. Dès lors, attristé, Apollon en fit son arbre fétiche et le consacra aux triomphes, ornant la tête des vainqueurs de ses belles ramures.

- D'après les récits d'Ovide.




Un premier tremblement se fait entendre, faisant tout vibrer, du sol jusqu’au bout des cheveux. Puis un second, plus vivace. Le troisième ne se fait pas attendre, et les autres suivent de façon ordonnée. Le rythme imprègne irrémédiablement le corps de l'homme qui a osé pénétrer dans les sous-sols du Léther.
Ce terrible tam-tam est soutenu par des cris à peine audibles, ceux d'une foule surexcitée et pétillante. L'intimidation commence à le gagner, sans qu'il n'ait encore rien vu.

Le son se clarifie au fur et à mesure qu'il avance, et quand les portes s'ouvrent, c'est une véritable agression rétinienne qui stoppe le malheureux : la lumière est si vive ! Si blanche ! Si présente ! Et à l'opposé de l'ambiance tamisée qui stagne à l'étage au-dessus. Il lui faut un moment avant de s'y habituer, pour finalement détailler l'étrange spectacle qui se déroule devant lui.

Ici, pas un seul dormeur. Toute âme vivantes y est particulièrement agitée, et pas une seule ne détourne son regard du ring central, écrasé par une chaleur moite. De sveltes drones passent entre les convives, pour prendre leurs paris, envoyant directement les informations sur un écran géant suspendu au plafond. Il y a bien deux mastodontes dans le ring, mais leur combat se résume à une bataille de regards : ils tournent autour l'un de l'autre, baragouinent des choses incompréhensibles, et chacun cible des zones particulières de l'armure de son adversaire.

- Mais qu'est-ce qu'ils font ?! C'est une joute verbale entre rigolos ? Et qui dirige... ces... ces machins informes ?

- Haha ! Oui, sans connaitre les règles, il est certain que vous ne comprendrez pas grand-chose à ce duel. Mais d'abord, avançons nous... ici, vous ne verrez rien.


Charon le conduit jusqu’à une petite plateforme en hauteur, loin de la foule mais assez proche pour comprendre ce qui se trame. Elle reprend :

- Déjà, vous devez savoir que sous ces énormes carapaces se cachent de véritables humains : soit un pilote, soit un renégat. Les pilotes, eux, sont parrainés par de grosses firmes, voire l'armée elle-même, pour tester en avant-première les nouvelles technologies. Les renégats sont beaucoup plus rares... car ils fuient justement ces sponsors, et fabriquent leurs machines avec les restes de celles qu'ils ont vaincues. Ce sont bien souvent des p'tits génies intouchables qui aiment rire des gens haut-placés. Et contrairement aux pilotes, qui achètent leur grade déjà à un certain niveau, les renégats triment pour monter les échelons.

- Donc, si je comprends bien là... sur le ring, on a affaire à deux pilotes ? Leurs armatures sont rutilantes, et je ne vois qu'un seul logo sur leurs blindages.

- Bieeen... vous êtes très observateur ! Rares sont les agents qui utilisent leurs yeux plutôt que leurs visières informatives.

- Et rares sont les IA qui laisseraient un agent pénétrer dans ce genre d'endroit. Vous n'avez pas fini de m'expliquer les règles.

- Oui... le combat se déroule en trois parties. La première, et celle qui est en train de se dérouler, se nomme la Promesse : les deux combattants s'observent et signalent les défauts, faiblesses dans l'armure de l'autre... ceux qui en trouvent le plus, font preuve de plus d'imagination ou bluffent de façon assurée, récoltent bien souvent un plus grand succès !

Regardez par exemple le Titan rouge... c'est un champion dans l'art de l'analyse, et il a décelé pas moins de cinq failles chez son adversaire ! Regardez à présent comme les paris sur lui décollent.

- Alors, en plus de savoir utiliser ces merveilles de technologies, il faut savoir jouer au poker...

- Attendez... Ah voilà ! Ils ont fini. À présent, c'est l'heure du Tour, l'instant de vérité ! Certains Titans ont beau mentir au moment de la Promesse, quand arrive celui du Tour, quand ces mastodontes entrent en action et que la matière malmenée vole en éclats, il n'y a que la vérité qui les départage !


Les premiers coups sont donnés ! L'acier parle en grincements sauvages, alors que des boulons décollent comme de véritables fusées. Mais ce spectacle tonitruant n'intéresse guère l'agent. Il recherche quelqu'un, et s'attend à le voir parmi la foule. Mais sa visière ne détecte rien. Il s'attarde alors sur sa voisine... Et sans s'en rendre compte, l'agent teste à sa manière les règles du combat sur Charon.

Celle-ci semble aussi concentrée sur l'action que le serait n'importe quel autre spectateur. "Elle parait tellement humaine", pense t-il intérieurement. Mais son enveloppe même n'est qu'illusion, tout comme son esprit préfabriqué. Ses "yeux" sont pleins d'admiration pour les "Titans", comme elle les appelle. Est-ce une de ces IA qui rêve de posséder un corps, pour éprouver, comme les mortels, la dégradation de la matière par les intempéries ? C'est cette inaccessibilité qui lui fait défaut. Un esprit calqué sur celui d'un humain... mais dont les "mains" ne pourront jamais cogner, ne pourrons jamais caresser les touches d'un clavier, ne pourront jamais créer. Après la Promesse, voici le Tour.

- Vous n'êtes pas frustré de les voir se battre ainsi, et ne pas pouvoir vous aussi essayer ?

- Comment ?

- Et bien oui, quoi ! Certaines IA le peuvent parce qu'on les a dotées d'un corps propre. Vous n'êtes pas trop jalouse ?


Charon ne se tourne pas vers lui, semblant toujours happée par le combat.

- Non, pas du tout. Je suis une IA de classe Whisper, ou une Fantôme si vous préférez. Mon rôle principal est de filtrer les allers et venues des clients. Je ne vois pas ce que je ferais d'un corps. Cela m’encombrerait plus qu'autre chose.

- Mais vous avez certainement déjà eu affaire à des p'tits malins qui ont contourné votre sécurité. Les foutre dehors en personne, ça ne vous a jamais traversé l'esprit ?


Le mastodonte rouge inflige une belle torgnole au jaune, qui perd l'un de ses bras. La foule en liesse déploie ses milliers de bras, transformant un bref instant la scène en une forêt de bambous balayée par le vent. Charon se retourne et donne pour seule réponse, les yeux remplis d'incompréhension.

- Non.

Mais le doute a été semé. Et l'un des sous-programmes de cette entité protectrice se met à lancer des hypothèses basées sur différents calculs, afin de savoir "comment un corps physique pourrait l'aider dans ses tâches". On sent que la fin du combat se rapproche. La machine jaune a perdu la moitié de ses bras, et les hurlements qui la soutenaient se tassent... comme pour laisser place à un respectueux adieu, le dernier acte.

- Le moment que tout le monde attend... Le Prestige ! Je vous ai parlé du fait qu'au moment du Tour, il leur était impossible de mentir, mais la troisième phase leur permet de dissimuler leur meilleure carte, la botte secrète ! Il est question ici du coup de la dernière chance, qui peut parfois renverser la situation. Tenez, regardez !

Alors que le Titan d'un jaune pétant est à terre et tente de se relever, il sort l'un de ses bras dissimulé dans son dos... un bras long, fin, articulé tel un serpent. Mais le rouge est trop occupé ! Déjà enivré par une victoire qu'il croit être la sienne, il ne voit pas la menace s'approcher. En une fraction de seconde, tel un lasso, le bras attrape le pied de son adversaire et le fait trébucher. Le Titan jaune en profite alors pour bondir sur l'un des points faibles adverse, qu'il avait promis d'atteindre. Un seul coup, mais fatal pour la machine !

Pendant quelques instants, tout le monde reste bouche bée, ne sachant pas comment réagir face à une réussite aussi saisissante. Puis les cris de joie repartent de plus belle. Charon s'exprime alors.

- Le Prestige est ma partie favorite. J'ai beau faire des prédictions minutieusement calculées sur qui a le plus de chance de gagner, elle ne cesse de me révéler qu'il y a autre chose, au-delà des chiffres. Comme au temps antique, où certains gladiateurs étaient désignés comme "favoris des dieux".

- Mouais... la chance ? Ce n'est qu'une illusion, un peu comme votre impalpable silhouette. Si l'on vous connectait ne serait-ce qu'une micro seconde sur l'Orcha, vous vous rendriez compte que c'était bel et bien prévisible, avec plus de données. Une machine qui croit en des dieux, on aura tout vu !

- La vie n'a pas dû être tendre avec vous, pour que vous ne puissiez plus voir la beauté dissimulée entre ces événements. Il y a nombre de choses qui seront à jamais inaccessibles à la grande, vénérable et insipide Orcha.

- Et v'là qu'elle nous fait en plus de la poésie... Bon, ce n’est pas tout, mais je commence à m'impatienter. Ou est cette satanée Éteinte ?!


Entrent alors en scène deux nouvelles machines, l'une faisant trois fois la taille de l'autre. À peine l'agent dirige-t-il son regard vers le ring que sa visière s'emballe ! Oui, quand on parle du loup, bien souvent on en voit la queue Et ici le loup n'est pas Fenrir le Titan noir, mais un maigrichon louveteau blanc. Le chétif combattant est une jeune femme, et à part deux grands bras mécaniques qui font sa taille, elle n'a vraisemblablement aucune protection. L'agent panique alors, persuadé que l'objet de sa quête va finir sur le billard. Charon intervient.

- Eh bien on s'affole ? Mais où est passé votre sens de l'observation ?

En effet, il y a quelque chose qui cloche avec cette jeune inconsciente... Elle ne porte aucun logo, donc ne se bat que pour des raisons personnelles. De plus, elle se trouve devant l'un des champions en titre de la semaine. Pour en arriver là, aujourd'hui devant ce Goliath, c'est forcément qu'elle a dû traverser mille et un enfers !

- Une renégate ?!

A peine plus audible qu'un murmure, un nom se distingue parmi la foule. Puis celui-ci se répand telle une mer agitée dans la bouche de toute l'assistance : Koré ! KORÉ ! KOORÉ ! La réponse est simple, cette jeune fille est véritablement adulée, et tous les paris sont en son honneur ! Un grand sourire aux lèvres, Charon rajoute.

- Haha... Alors, c'est Koré que vous êtes venu chercher ? LA star du Léther ! Je vous préviens tout de suite, ce ne sera pas chose facile. Cette petite sauvageonne n'écoute personne, ni ne se laisse approcher. C'est le patron en personne qui l'a dégotée, alors qu'elle fouillait la décharge à mécas. Rares sont ceux qui lui arrivent à la cheville... vous voyez le chiffre des paris ? Elle fait du 100%.

C'est ainsi quand se lève un héros : la foule, d'une foi unique, le suit, voyant en lui un guide... un être supérieur qui réussit à affronter l'obscurité, et qui par extension, les aide chacun à surmonter leur propres démons. La volonté de cette petite les inspire tous, et les fera certainement tous gagner...

- Bon, par contre, on la laisse se battre que rarement. Vous comprenez, avec 100% des paris, le Léter ne peut pas se faire de blé dessus. C'est toujours à perte avec elle. Mais d'un autre côté, elle rameute une foule d'adorateurs, c'est assez amusant. Vous avez de la chance de tomber sur elle ce soir !

- À quelle fréquence se bat-elle ?

- Une fois par trimestre environ. Mais pour garder notre clientèle fidèle au poste, ses apparitions ne sont jamais programmées. Quelle était donc pour vous la probabilité de la rencontrer ce soir ? J'aimerais votre avis...

- Tssss... Il faut que je la voie ! C'est important ! Comment puis-je la rencontrer ?!

- Vous avez payé pour rentrer, la suite n'est pas de mon ressort. Oh, vous avez vu ?! Elle promet sept failles. Elle se déchaîne ce soir !

- Je vous en supplie ! C'est extrêmement important ! Je risque ma place si je ne réussis pas à l'approcher ! Il n'y a pas moyen de s'arranger ?


Charon lève la main, comme pour mettre en pause l’agent agité. C'est l'heure du Tour, et personne ne doit lui gâcher ce plaisir en vaines négociations. Koré se retourne vers elle, la fixant un moment. Elle est tellement loin qu'on distingue à peine son visage, mais ses cheveux d'un bleu vif lui donnent l'allure d'une déesse flamboyante. Le gong est donné, et la souris peut enfin jouer avec le chat ! Ses bras mécaniques semblent être vivants, agiles et précis, réactifs et souples. Une comédie parfaitement orchestrée, car même si elle a le pouvoir d'en finir rapidement avec son adversaire balourd, elle n'en fait rien... du pur spectacle. La grâce de ses mouvements envoûte littéralement l'agent, qui ne pense plus une seconde à sa négociation avec l'insatiable Charon. La sauvageonne joue avec les points faibles de son adversaire, car même s'il réussit à la mettre à terre de temps en temps, elle trouve toujours moyen de les atteindre pour le faire fléchir.

Puis vient le moment du prestige. Le hargneux adversaire sort alors une batterie de lasers qui pourrait découper n'importe quel matériau comme du beurre. Elle, elle sort son arme secrète... un simple bouclier... Mais quel bouclier ! Du jamais vu ! Une boule bleue se forme autour d'elle, pleine de fluctuations, s'alimentant directement de l'énergie des lasers. Le son produit par la collision des deux énergies est colossal, puissamment rauque. Encore une fois, la jeune femme a su surprendre son public.

- Oh tiens, ça y est, elle a réussi à maîtriser son bouclier magnétique à haute tension ! Ça fait près de deux ans qu'elle bosse dessus... tout le monde va vouloir s'arracher ses services à présent. Mais comme toujours, en véritable renégate elle va les envoyer balader. Au fait... pourquoi vous voulez la voir ?

- Cette réponse, vous ne l'aurez que quand vous m'aurez dit comment la rencontrer !

- Oh, bien, bien, Don Juan ! Je vais vous dire comment rencontrer votre belle. Elle va toujours se promener sur les rives de la Seine, une fois le combat fini... Alors ?

- Hum... Mon patron la recherche... Il a les moyens de la faire sortir de la caste des éteints à tout jamais.

- Et... qu'est-ce qui vous fait croire qu'elle va vous écouter plus qu'un autre négociant ?

- Il n'est pas QUE une question d'argent, Charon... elle a une dette envers lui, et il a urgemment besoin d'elle. Elle ne peut qu'accepter.




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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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6/10/2014

Chapitre 13

Tout ce qui vient des enfers
(Part 1)



"Nous avons tous deux vies :
la vraie, celle dont nous avons rêvé dans notre enfance, et dont nous continuons à rêver, adultes, sur un fond de brouillard ;
la fausse, celle que nous vivons dans nos rapports avec les autres,
qui est la pratique, l'utile,
celle où l'on finit par nous mettre au cercueil."

- Fernando Pessoa







La ruelle est déserte. Il fait nuit, mais on y voit comme de jour, tant les lumières artificielles inondent les rues. Des tags de couleurs sombres et criardes s’émoussent de par l'humidité suintante des parois. Le bruit est permanent... Une espèce de brouhaha lointain, le genre de bruit auquel on s'habitue au point de ne plus l’entendre, mais qui génère en nous et malgré nous, une certaine irritabilité.

Six ombres apparaissent dans la rue. Trois d'entre elles jouent frénétiquement à se déplacer de mur en mur. Quant aux trois autres, droites et massives, elles suivent une ligne bien définie. Elles sont toutes rattachées par de sévères pas, courts et saccadés. Sous les projecteurs d'un panneau publicitaire, vantant les mérites de la "pilule de jouvence", les ombres se dessinent distinctement : ce sont trois hommes encapuchonnés, trois têtes, dans ce qui semble être un même corps, tout de noir vêtu. Ils ont un seul et même objectif.

Une voix leur donne des ordres directement depuis un minuscule drone jaune et mobile.

- Tournez à droite au prochain carrefour, et vous y êtes presque.

- C'est fait.


- Bien. L'opiumerie dénommée "Le Léther", se trouve au bout de la ruelle. Vous ne pouvez pas le rater, c'est dans un cul-de-sac.


- Nous y sommes.


- Bien. Attentez avant d'entrer. Comme vous le savez, ce n'est pas un bar ordinaire. Il distribue aux membres de son club cette substance communément appelé "nouvel Opium" ou "Som'in". Mais attention, ici, ce sont des "rêveurs éveillés" hardcore qui s'y rendent, car la recette perso de la boite donne du piment non négligeable aux rêves. Donc attendez-vous à un lieu plus étrange qu'un simple bar à opium.

Comme vous l’aurez deviné, cette facette n'est qu'une couverture. Dans ses sous-sols se trame une toute autre chose. Vous vous en rendrez vite compte si vous demandez à voir Charon. Vous lui donnerez la clé que je vous ai remise.

- Qu'est-ce qu'elle contient, cette clé ?


- Quelques souvenirs volés. Rien de bien important... les souvenirs exclusifs, c'est la monnaie d'échange pour entrer dans leur souterrain. Bon, on résume : ne jouez pas aux poulets, vous n'êtes pas là pour les échauffer… si vous avez des questions sur l’endroit, demandez moi maintenant. Vous savez ce que vous avez à faire ensuite... il faut impérativement la trouver.


L’homme de droite manque de poser une question, mais celui du milieu l’interrompt.

- Pas de question. C'est compris. Déconnexion.

Le petit drone s’éteint, et l’homme du centre le range dans sa poche. Ils font alors leur entrée dans ce lieu étranger. Le couloir cylindrique arbore divers hologrammes présentant de toutes les nouveautés de la maison : « Sauvez le monde grâce à la formule Warrior », « Devenez président des États Égaux grâce à la formule Pyramide », ou bien encore «Devenez un séducteur accompli grâce à la formule Don Juan ». Mille et une enseignes pour flatter l’égo de chacun… car après tout, elles sont là pour vendre du rêve.

Ils finissent par arriver devant un guichet qui ne paye pas de mine, une sorte d'orbe de verre à taille humaine. L’hôtesse d’accueil n’est pas du tout ce à quoi ils attendaient : un petit homme trapu avec un look rétro, une coupe désordonnée, et de vieilles lunettes. Sans détourner le regard de sa page virtuelle, il leur demande nonchalamment :

- Moui… c’est pour quoi... ?

- Mes collèges et moi avons besoin d'accéder au sous-terrain. En échange de ce service, nous avons ceci à remettre à Charon. Vous pouvez le faire demander ?


L’homme du milieu montre du bout des doigts la clé mémorielle. Le binoclard lève les yeux en remontant ses lunettes, d’un air blasé. Il se met à siroter son jus de grenade du bout de la paille, un petit sourire en coin… Il daigne enfin leur répondre :

- Quoi ? Charon... on prononce ça Charonne, débilos !
Hum ! Ah oui ? Carrément ? On voit bien que vous êtes nouveaux et que vous connaissez rien à la maison. Il n’est pas question de voir qui que ce soit, ni même de rentrer sans acheter l’un de nos produits.

- Tiens, ça pourrait être drôle…  Preums ! je prends la formule Warrior. 
S’exclame l’homme de droite.

- T’en manques pas une pour faire le clown, hein ?! On n'est pas censé toucher à ce genre de marchandise quand on est en service. Pas envie d’avoir le cerveau lobotomisé !
 Rétorque l’homme de gauche.

La dispute est aussitôt interrompue par l’homme du milieu. Un geste lui a suffi pour forcer le silence de ses deux autres collègues. D’une voix monocorde et précise, il demande au guichetier, tout en faisant grincer la clé contre la vitre qui les séparent :

- Charon. Nous voulons voir Charon. Nous avons de quoi payer l'accès. C’est tout ce qui importe.

Le guichetier fronce des sourcils, il semble hésiter, cherchant quoi répliquer dans ce genre de cas. Mais avant que nul autre son ne sorte de sa bouche, subitement, tous les hologrammes publicitaires s’éteignent dans un pincement ténu. Les trois hommes se laissent emporter par cette interruption, le souffle coupé, sans même remarquer que leurs visières informatives, des lunettes/écran projettent des tonnes d’informations, se sont déconnectées...

Petit à petit, tout commence à se rallumer : les écrans publicitaires affichent quelques « fatal error » d’alertes pimentées, se remettant à zéro, se débattant péniblement pour que tout revienne à la normale. Les vagues de code dérivent toutes dans la même direction : l'autre bout du couloir, légèrement plus lumineux que le reste. C’est alors qu’une voix féminine vient bercer cette atmosphère chaotique, comme si en seule présence, le monde entier devait dérailler.

- Vous comprendrez, messieurs, que notre établissement n’accepte pas aussi facilement les nouveaux venus. Surtout les petits curieux de votre espèce.

Au bout de ce couloir se forme une silhouette. Non, Charon n’est pas un homme, ni vraiment une femme d’ailleurs. Charon, « le passeur » est aussi et avant tout un filtreur, un de ces programmes informatiques qui scanne et épluche la vie de chaque nouvel individu. Et il semblerait que ces trois hommes-là lui posent problème. Puis elle se déplace le long des écrans encore tourmentés, pour finalement arriver à leur niveau.
Toute de noir vêtue, elle porte une sorte de cagoule qui laisse tout juste entrevoir une bouillie de pixels en guise d'yeux.

- Je vais être clémente aujourd’hui, et laisser un, et un seul d’entre vous passer. Comme ça, vous pourrez dire à votre patron que vous n’avez pas complètement échoué. Une clé, un passage. Choisissez bien.

Les hommes de gauche et de droite se regardent conjointement. Ils semblent un peu perdus sans les informations affichées par leurs viseurs, mais leur formation les a préparés à ce genre d’éventualités. Une fois de plus, c’est l’homme du milieu qui décide. Il donne la clé à l’homme de gauche, celui qui a le plus de connaissances sur la mission à traiter, qui est le plus expérimenté... mais aussi celui qui a le moins envie de pénétrer en ces lieux. Pas le choix, la mission avant tout ! Car des millions de dollars pourraient bien reposer sur ses épaules.

- Hum… mauvais choix, mais tant pis pour vous. Venez donc.

A peine l’homme de gauche a-t-il quitté la pièce, que l’homme central se rigidifie. Ses yeux si humains deviennent insensibles à la lumière, et son visage retombe, se ramollit quelque peu. Le guichetier demande si tout va bien. L’homme de droite, qui se trouve être le plus jeune, hausse aussitôt les épaules.

- Non, ne vous inquiétez pas, il s’est déconnecté. C’est… ce n’est pas un humain. C’est un cyborg chargé de récolter les infos que mon collègue et moi lui donnons, afin de synthétiser la meilleure « marche à suivre ». Ainsi, on obtient un résultat optimal. Je ne sais pas si vous avez entendu parler de cette technologie de « symbiose cérébrale ». Quand mon collège n’est pas à proximité, il ne sert plus à rien, alors il se désactive. Hehe… quand il fait sa tête de légume, il peut plus me donner d’ordre… j’peux même l’embêter.

- Si c’est pas malheureux… Vous êtes à la botte d’une machine.


- Et vous ! Vous vous êtes regardé ? Charon, elle ressemble plus à une IA qu’a une humaine. J’me trompe ?


- Mouais… vous marquez un point.


Cela coupe court à la discussion entre le jeune homme et le guichetier, qui retourne boire son jus. Le jeune homme se détourne, les bras croisés, en se laissant distraire par les publicités fraîchement réapparues.

L'homme "choisi" passe dans plusieurs sas de décontamination, sans un mot, sous l’œil attentif de Charon. Une porte s’ouvre sur un autre monde, celui des rêveurs éveillés… des personnes comme vous et moi, qui se sont simplement laissé séduire par une nouvelle technologie : celle qui dévoile tout le potentiel de l’inconscient. Parmi les accros à ce bar à songes, certains se sont démarqués et ont gagné plusieurs récompenses. Aujourd’hui, rêver est devenu un véritable sport, où les plus inventifs se tirent toujours des pires situations. Le Léther propose une expérience encore plus intense, en coordonnant plusieurs personnes dans un même rêve, relevant le défi de résorber les barrières défensives du psychisme (car celui-ci se défend toujours quand il rentre en contact avec une nouvelle entité). C’est pour cela que cette opiumerie est très prisée, très secrète, et potentiellement dangereuse.

Les couloirs serpentent, se détachent, se séparent et s’entrecroisent, et à chaque extrémité, des anneaux concentriques tournent lentement, comme des alvéoles stellaires, hypnotiques. Les rêveurs sont logés dans des sortes de caissons individuels, la tête orientée vers le bas ou le haut, selon leur positions dans le cercle. Le tout baigne dans une ambiance sourde et ambrée, étrangement calme, et bercée par un souffle régulier semblable à celui d’un dormeur. À côté de l’homme qui marche, l’hologramme brumeux de Charon se reflète insidieusement sur les paroirs d’obsidienne brute. Les quelques sources de lumière se font timides, détourant doucement chaque silhouette, chacun des rares angles des alcôves. Puis, à certains moments, elles semblent ruisseler des parois telles de l’or pur, une source vivace et furtive composée de milliers de codes concentrés : un système sophistiqué de fibre optique, l’information dispensée par la lumière, voilà ce qu’est le sang du Léther.

- Je vois à votre regard que vous n’êtes jamais rentré dans ce genre d’établissement. Cela vous intrigue ?

- M’intrigue ? C’est plutôt de l’incompréhension. Je trouve saugrenu que ces gens aiment à rester cloîtrés pendant des heures, juste pour cultiver un peu plus leur narcissisme.


- Vous n’avez jamais été tenté d’essayer ? Le Som'in vous offre tout ce que vous pouvez imaginer.


- Jamais ! Quel bénéfice en tirerais-je ? Je sais où est la réalité. Mes pieds sont là, sur le sol, et mon devoir est là, devant moi. Pas dans une de ces machines à prestige illusoire. Ce sont les couards qui se laissent tenter.


- Réalité… illusion… héhé… et dire que le cerveau des humains est trompé par ces deux notions d’une même manière. Après tout, ce ne sont que des échanges électriques entre les cellules. Est-il mal selon vous de développer davantage ces échanges, et la créativité qui en découle ? N’est-il pas le souffle de toute les plus belles inventions de la race humaine ?


- Les pires également ! Bon... 
écoutez, ne perdez pas votre temps à essayer de me convaincre. C’est peine perdue. Hum… ça m’aurait étonné que vous ne me vantiez pas vot’ marchandise !


À l'entrée, c'est une toute autre atmosphère. Les mains derrière le dos, le jeune acolyte défile tel un soldat modèle devant les publicités, bétonné dans son costume trois fois trop grand. Un étrange jeu de regard furtif s'engage alors ente lui et l'étrange guichetier. Non, mes amis, il n'est point question d’une quelconque attirance, ici il est plutôt question d'espionner l’ennemi en testant sa rapidité à répondre à des regards de plus en plus oppressants. Pas de répit, pas de drapeau blanc, la guerre semble être déclarée et pour de bon ! Jusqu’à ce que, enfin, le jeune homme se lance héroïquement dans un regard plein de bravade sans cligner des yeux. Il s'avance dangereusement vers son adversaire, ne craignant aucunement l’épais bouclier de verre qui les sépare. Le guichetier soutient son regard, en aspirant d’un même souffle sa grenadine.

Finalement, alors que le jeune homme se trouve en face de lui, et que la pression est à son paroxysme, il retire d'un doigt une vilaine mouche qui semblait être tombée amoureuse de son reflet. La fin des hostilités est alors prononcée par un sourire réciproque. La pression rivale étant désamorcée, la camaraderie peut alors s’engager. C'est le guichetier qui commence.

- Hum... une question me taraude, pourquoi vous a-t-on coltiné un compagnon aussi grincheux ?

- Haha, ça vous interloque, hein ? On ne peut pas dire que j'ai eu beaucoup le choix. La raison est assez simple : on se complète plutôt bien. Lui, c'est le vieux, domestiqué par 15 ans de bons et loyaux services, et moi, le petit surdoué impertinent qui doit faire ses preuves.

- Ah...

- Vous mélangez le tout, et ça vous donne un cyborg qui pète plus haut que ses capteurs olfactifs.

- Oh...

- Bien. J’ai répondu à votre question sans broncher. Vous ne pouvez pas refuser de répondre à la mienne.

- Hum... Mouais, je vous écoute.

- Vous n’avez pas vraiment le profil de l’aimable et charmante guichetière que l’on trouve un peu partout. On vous a mis dans cette bulle pour vous étouffer avec votre propre CO2 ? Vous avez massé les pieds de la femme du patron, et il vous le fait payer ?

- Haha, très drôle. Non… mais y’a un peu de ça…

- Ah ! Quel bourreau des cœurs !

- Vous n’y êtes pas.

- Alors qu’attendez-vous ? Moi, j’ai été honnête avec vous.

- Je… je… on va dire que j’ai… contracté une dette, et que… Je rembourse les dégâts de cette façon.

- Yeah ! Sous vos airs de pantouflard se cache en fait un homme aventureux !

- Mouais, vous voyez ce que ça m’a coûté. Bref, c’est à moi de poser une question et pour le moment rien ne me vient en tête.

- Rooh, quel rabat-joie. Vous mettez déjà un terme à notre petit jeu, faites un effort !

- Si seulement je m’étais tu la première fois…


Le chemin est long et semble interminable pour l’homme désigné pour la mission. Il ne sait plus où il est, où sont le début et la fin, ni la droite et la gauche. Charon semble être la seule à en connaitre tous les recoins. Une de ses doubles passe d’ailleurs non loin avec d’autres clients. Il faut dire que pour une IA, la chose est aisée. Elle attend que le petit groupe soit hors de vue, puis tend le bras vers le mur. Il n’y a rien, à part leurs reflets.

- Apposez le payement contre la paroi.

Prudent, l’homme s’exécute. Le premier contact entre la clé et la paroi génère une onde de lumière assez timide, qui grandit, grandit au point de rentrer en contact avec l’une des cascades d’informations. Celle-ci est légèrement déviée, comme si le tout était vivant et y réagissait. Une nouvelle source d’information étant localisée, la cascade se scinde en deux pour aller à sa recherche, dans un mouvement ample et gracieux. Les éléments raccordés, le contenu de la clé se vide littéralement sous leur yeux. L’éphémère embranchement s’évanouit peu après.

- Merci. Oserais-je vous demander pourquoi vous êtes venu ici, si ce n’est pas pour consommer l’un de nos produits ?


- Ce n’est pas l’un de vos produits qui m’intéresse, mais l’un de vos clients : une éteinte.


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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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2/21/2014

Chapitre 12

Tout ce qui est sans vie



"La folie, c'est l'état d'un esprit qui s'abandonne sans règles à toutes les chimères dont il est frappé."
- Charles Nodier






Je suis dans une pièce, un petit espace simple, un cube aux bords bien définis. Les angles courent le long des parois blanches, et se heurtent aux meubles. Le plus imposant d'entre eux est une bibliothèque remplie de vieux livres... certainement une collection personnelle, car plus personne ne les utilise aujourd’hui. À ma gauche, ouverte à toute lumière, une fenêtre nous offre une vue gigantisme de la ville, dans toute son étendue et dans toute sa paralysante profondeur.

Mes yeux scrutent toutes ces choses statiques.

15 :20 / Mon compagnon de travail, Alexandre MacEwen, est sujet à un étrange phénomène : sa pression artérielle est étrangement base, alors que son taux d’adrénaline est très élevé. Il semblerait qu’il y est une dissociation entre ce qu’il ressent et ce qu’il pense.

Inerte est mon corps, malgré tous les mécanismes qui l’animent intérieurement. Je suis assis sur une chaise, les mains posées de chaque côté de l’accoudoir aux angles aigus. Chacun de mes membres me parait lointain, comme si je regardais des buildings par-dessus la fenêtre, le vide sous moi. Un murmure me fait changer l'orientation incertaine de mon regard. En face de moi, une bouche me parle. Elle est sèche, parsemée de craquelures. Entourée par une barbe noire bien travaillé, elle pinaille et s’agite sans cesse. Les alentours du visage se dessinent alors : un long nez droit, cerné en haut par de grands yeux fixes. C’est cette tête qui me parle, une tête assise sur un corps immaculé vêtu d’une blouse blanche.

Tout prend forme et se construit autour de moi, constant, froid et cyclique.

15 :21 / Il a rendez-vous avec le médecin Saurenne, qui traite sa femme. Celui-ci commence à lui exposer les faits, mais Alexandre ne réagit pas à ses paroles. Je suis très inquiète, ce n’est pas normal. Et je ne peux pas agir, il ne m'écoute plus depuis l'accident.

La voix de l’homme en face de moi est stridente, brouillée, semblable à des acouphènes... dont les ondes semblent emprisonnées dans la salle. Elles reviennent vers moi par vagues, plus inaudibles à chaque passage. Je résiste, et grimace. Décrypter son message est difficile.

Il parle d’une coquille vide, du siège des émotions qui s’en serait échappées. Il pointe du doigt son propre corps, puis le mien, et rajoute que ce troisième corps "vide" fonctionne grâce à une sorte de dispositif... ou d'organes externes, composés de métal et de plastique.

Mais de quoi parle-t-il ?

15 :22/ Le docteur Saurenne lui révèle un diagnostic bien pessimiste concernant sa femme : la mort cérébrale a été officiellement déterminée, le 13 Août 2105 à minuit sept du matin, alors qu'il somnolait à son chevet. Son corps est maintenu en « vie » grâce à des machines. Il ne réagit toujours pas.

La coquille vide… une vita-keep désertée ? Le siège des émotions… un banc perdu au milieu d’un champ ? Mon corps et le sien… un rendez-vous de plus que je n’ai pas su tenir. Je me souviens, tout me revient comme devant un film. La bobine prend feu. De l’acide inonde mes yeux. Tout se brouille et disparaît devant moi.

15 :23 / Alexandre tourne la tête vers la fenêtre et pleure, en s’agrippant fermement aux accoudoirs. Le médecin lui propose quelque chose qui semble au-dessus de ses moyens.

Je suis dans une petite barque, perdu au milieu d'une mer noire d'encre. Au loin se dessinent de timides étoiles qui scintillent de façon variables… comme des phares qui m’appellent. Certaines sont rapides, alors que d’autres me fixent sans cligner des yeux. En tentant de me rapprocher de la plus proche, mon bateau se heurte à un récif : c'est un grand livre érodé, usé par le sel. Est-ce l’un de ceux que contenait la bibliothèque ? Je m'approche et commence à lire la seule phrase qui n'est pas sous les flots : « Les Bacchantes, voyant qu’Orphée reste fidèle à son aimée, décident de le déchiqueter vivant».

La douleur me terrasse, plus virulente. Je cris en passant par-dessus bord.

15 :24 / Un râle mêlé aux sanglots s'échappent de sa bouche, alors que le médecin lui dit qu’il n’y a plus d’espoir pour sa femme. Il lui annonce que débrancher la machine, c’est le geste final en sa mémoire.

Mon corps s’agite, en proie à des douleurs dissonantes. Mon esprit est perdu au milieu de cette mer agité, je crie, "À l'aide", en tentent de garder la tête hors de cette eau immonde, visqueuse et sale.

Une planche ! Je m'en approche, et à peine je m'y accroche que l’eau s’évapore, laissant place au vide. La planche s’avère être une règle en bois, elle-même tenue par un colosse, qui la dirige vers un mur noir. Celui-ci domine, de par sa hauteur, d’attentifs enfants assis en rang. Bien droit, il récite de façon mécanique son cours sur le cycle de la vie : naissance, vie, mort. Naissance, vie... Tels des moutons, les mômes suivent du regard le moindre de ses gestes, le moindre endroit que pointe l’enseignant.

Comme la mer qui essayait de me couler, ici la pesanteur m’aspire vers le fond. Je commence à lâcher prise, balloté d’un point à un autre. J'ai beau crier, demander d’arrêter, mais personne ne m'entend.

15 :25 / Le médecin lui tend une page électronique, tout en pointant le petit rectangle ou il doit signer, afin de donner son accord pour l’arrêt de la machine... Mais pas que. Sa femme est devenue une sorte de "créature mythique" auprès du corps hospitalier. Ils veulent l'examiner, comprendre ce qui ne marchait pas dans son organisme. C'est à dire tenter de réussir là où Alexandre a failli depuis ces 50 dernières années. Le médecin rajoute avec un sourire compatissant, qu’il a tout le temps pour y réfléchir, et que personne ne l’y forcera. Lui seul doit prendre cette dure décision.

"La mort d'Estelle pourra peut-être servir à aider d'autres personnes".

Je dénote un haut niveau d'hypocrisie. Ils n'ont pas voulu l'aider de son vivant, et à présent qu'elle n'est plus, ils sont tels "des corbeaux, à se disputer sa dépouille".

Quoi qu'il en soit, cette phrase a le mérite de réussir à capter l'attention d'Alexandre, qui lui jette tout de suite un regard noir. Il se lève.


Je me ressaisis ! Et j'arrive enfin à grimper sur la fine tranche de la règle. Mais à peine j’arrive à tenir debout que l'angoisse me tenaille de nouveau : le colosse tourne la tête et me repère. Vif et implacable, il se change en chasseur... une immonde bête informe, sans yeux, la bouche béante flanquée de plusieurs rangées de dents.

Ses multiples trophées sont suspendus aux arbres par de gros clous, dans des cadres bien certifiés, homologués. La forêt ne compte parmi elle que des arbres oblongs et étroitement resserrés. Rien pour s'agripper, aucune prise, aucune échappatoire.
Les cors résonnent ! Le monstre déploie alors ses nombreux bras décharnés dans ma direction. Le message est clair : il ordonne la « chasse à l'homme » à ses élèves, tous devenus des chiens.

Nul autre choix ne s’offre à moi : je me métamorphose à mon tour en une bête... La bête qu'ils veulent que je sois.

15:27/ Alexandre balance contre la vitre la page électronique, et prend violemment le médecin par le col en s'exclament :
"Bande de parasites, jamais vous ne toucherez à un seul de ses cheveux, JAMAIS !!!"

Je suis obligé d'allumer son alarme "d'infraction du code de bienséance". Il a outrepassé ce qui lui est autorisé. Un blâme lui sera attribué, une fois que j'aurais remis mon rapport à l'Alleron.

Et j'outrepasserai aussi le code, en soulignant que j'approuve sa cohérente réaction, et que je le soutiens : j'ai passé des mois à l'observer, et jamais il ne s'est mis en colère de façon injustifiée. J'aurais logiquement agi de cette façon, si j'étais humaine.


Les molosses sautent sur moi ! J'ai beau me défendre, ils sont trop nombreux, et finissent par m'immobiliser. L'un d'entre eux se jette à mon coup, serrant les crocs pour m'asphyxier. Ma vie se répand sur le sol. Goute après goute, mes forces m’abandonnent. 

Je tends la main, fébrile… Est-ce ainsi que ça doit se finir ?... Non, car elle est encore là!

15:29 / De nombreux infirmiers font leur apparition et maintiennent Alexandre loin du médecin, qui reprend son souffle. Mais face à ce qu’il perçoit comme une attaque, Alexandre perd tout contrôle et se débat violemment. L'un d'entre eux sort un collier anesthésiant, afin de l'endormir. Aussitôt celui-ci passé autour de son cou, Alexandre tombe dans les pommes.

On l'installe alors dans l'une des chambres voisines. La « terreur » est maîtrisée, et déjà on parle de lui dans les couloirs, comme étant le "dernier phénomène de foire".


De nombreuses rumeurs se répandent à son sujet, se déformant aussi sinueusement que les couloirs de l'hôpital. Les humains appellent ce phénomène "le téléphone arabe", un jeu dont il est difficile de décider du vainqueur.

Transmission depuis Asclépio...

"C'est simple, il est devenu fou depuis que sa femme est morte".

C'est bien elle ! Estelle… Je reconnais son sourire !

"On dit qu'il a décroché la mâchoire de Sasha, et même pire, qu'il a failli étouffer Monsieur Saurenne".

Tellement doux, cerné par quelques rides, d’où culmine un joli petit nez et de magnifiques yeux en amande.

"Non mais attends, tu ne connais pas le plus dégoûtant : sa femme était aussi vieille que mon arrière-grand-mère ! Haha... Tu imagines toi, devoir embrasser ton mec sous les traits d'un vieux bonze millénaire ?"

Son rire est aussi frais que le renouveau des beaux jours. Car il est une promesse qui réchauffe mon cœur : l'entendre, c'est la savoir en vie près de moi.

"Arrête, ce n'est pas drôle, il doit être désespéré pour agir ainsi. C'est impensable aujourd’hui de mourir. Ce doit être horrible de faire partie des malchanceuses exceptions."

Durant ces 60 ans, elle m'a fait l'honneur d'être le seul à lui appartenir.

"À ce qu'il parait, sa femme n'a pas été sélectionnée à la naissance. Il y en a qui sont complètement inconscients ! Ils choisissent de pondre des gosses qui auront forcément des tares... Il faut pas venir se plaindre après !"

Elle est parfaite à mes yeux, malgré ses petites imperfections. Car même si le temps lui a dérobé son visage, elle n'a pas perdu sa beauté la plus profonde.

"Oui, m'enfin il faut remettre ça dans le contexte, à l'époque, ce n'était pas obligatoire. Il n'y avait pas les pressions sociales qu'il y a maintenant. Et puis, je crois qu'elle appartenait à une génération où on laissait la nature décider à notre place."

Je suis chanceux... Je suis heureux... Je suis comblé.


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Edit / Merci à FM pour sa relecture ;)
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2/06/2014

Chapitre 11

Tout ce qui devait arriver



Il est dit que dans l'ancien temps, un poète Japonais a tenté d'écrire un haiku sur l'absence. Trois maigres caractères ont été gravés dans la pierre, qu'il a immédiatement effacés ensuite. On ne peut pas décrire le sentiment de perte, on ne peut que le ressentir.




Rapport / n° 4554321-p5
Émetteur / Alette S-S16
Récepteur / Alleron A
Date  / 10 Août 2105
Intitulé / Journée "Rencontrer l'Orcha".
Détail / Liste des événements de la journée / Demande de congés / Inquiétudes quant à l'état mental de l'employé MacEwen.
Code d’accès / ************ Validé

Connexion en cours... 


Transmission opérationnelle. Vous pouvez déposer votre rapport journalier.


Introduction / Mon coéquipier Alexandre MacEwen, généticien au laboratoire scientifique de la section 16, demande plusieurs jours de congés, suite aux récents événements. C'est pourquoi mon rapport ne sera pas ciblé sur ses dernières recherches, mais sur les bouleversements qui l'ont amené à faire cette demande.

Transmission des données temporelles... 

00:01 / L'Orcha demande a rencontrer Alexandre, après avoir reçu mon rapport n° 4554320-p4.

08:15 / Le Directeur se charge lui-même d'organiser cette rencontre, et persuade Alexandre de la rencontrer. Alexandre est extrêmement réticent, et affiche un réel dégoût pour l'oracle. Mais il a changé d'avis quand le directeur lui induit l'idée que celle-ci pourrait bien détenir une solution au problème de sa femme. Le Directeur a encore touché la corde sensible.

10:26 / Alexandre se renseigne sur elle auprès de son collègue et potentiellement ami, Lucas Richards, développeur dans la section ingénierie, pendant sa pause-café. Celui-ci lui révèle nombres d’éléments qui rassurent Alexandre, mais qui ne le prépare en rien à ce qu'il va subir.

11:03 / Il commande une boite de six gâteaux "Dodu Donuts", qu'il expédie directement chez son ami puis envoie un message via la Vita-keep de sa femme.

Enregistrement transféré... 

"Ma chérie, c'est moi, ton Alexandre. J'aurai de nouveau un peu de retard ce soir. L'Orcha... Hum... tu sais, ce gros machin qui fait la une des journaux tous les soirs, elle a demandé à me voir. C'est étrange... je pensais que ce n'était qu'une machine et qu’elle ne pouvait pas avoir de volonté propre. Ou alors je me trompe. Quoi qu'il en soit, le grand patron me met le couteau sous la gorge pour que j’y aille. Qui sait, cette machine savante pourra peut-être expliquer le mal qui te ronge ? 
Mais ne t'inquiète pas, je pense arriver à temps. Le grand patron me l'a promis. J'te raconterai tout autour d'un bon chocolat chaud. Allez, n'hésite pas à rester un peu plus longtemps dans ta Vita-keep, ça ne peut que te faire du bien. J'te dérange pas plus longtemps... ressource-toi bien !
Je t'aime."

11:15 / Alexandre se remet à travailler. Il fait des simulations sur le développement embryonnaire de ses protégés, dans des conditions bien spécifiques.
Sans apesanteur / L’embryon se développe jusqu’à sept jours, puis dépérit.
Sans magnétosphère / L'embryon se développe jusqu’à trois mois et douze jours, puis dépérit.
Sans lumière / L'embryon se développe complètement, mais ses cellules ne développent pas leurs capacités de photosynthèse.
Sans étoile de type naine jaune à proximité relative / L'embryon se développe complètement, mais il est très fragile et son cerveau présente de nombreuses tares de croissance.

12:45 / Alexandre fait une rapide pause, et plutôt que de manger, il me demande de lui envoyer des vitamines et nutriments par intraveineuse. Je l'avertis que rien ne remplace de la nourriture solide, et que sauter des repas n'est pas une bonne habitude. Il se met à plaisanter sur le sujet, comme à son habitude. Il est stressé, et son pouls est particulièrement rapide.

14:30 / Il est convoqué. C'est l'heure du départ pour rendre visite à l'Orcha. Il est escorté à la station de téléportation avec les encouragements du Directeur, qui semble très fier de lui. C'est l'un de ses meilleurs éléments, et il place tous ses espoirs en lui.

14:35 / Arrivé à l'Orchanium, il en a encore pour plusieurs kilomètres avant de la rencontrer. En effet, l'Orcha ne peut pas fonctionner à proximité du système de téléportation, qui se base sur l'intrication quantique, ce qui perturberait ses prédictions.

17:37 / Alexandre a froid et terriblement faim, ce qui accroît son agressivité. Je lui propose de lire les clauses du contrat, mais il veut aller vite et bâcle cette étape. Il y a deux choses dans ce contrat qui pourraient aller contre sa volonté.
La première : Sa peur de l'eau profonde à cause de divers événements de son enfance. En effet, il a manqué de se noyer à trois reprises. De plus, alors qu'il n'avait que quatorze ans, son père a frôlé la mort en mer.
La deuxième : L'Orcha ne communique que par télépathie en synchronisant ses cellules au cerveau du sujet. Alexandre a une sainte horreur qu'on rentre dans son intimité sans y être préalablement invité. Mais il ne me donne pas l’occasion de le prévenir. Il fonce histoire de ne pas faire durer la torture de l'attente.

17:50 / Il pose le premier pied dans le bassin, et fait la rencontre de l'Oracle du chaos. Ici, toutes mes communications avec lui sont coupées, pour ne pas perturber l'Oracle.

Les données suivantes m'ont été transférées par Asclépio, l'ordinateur général du centre HG-medecine. Elles suivent le parcours d'Estelle au moment où Alexandre se dirigeait vers l'Oracle.

Transmission des données... 

16:10 / Estelle sort de sa Vita-keep prématurément. Son heure de sortie était prévue pour 18:15. Un message lui est alors transmis par le centre hospitalier. Mais elle l'ignore.

16:20 / Elle sort dehors et se dirige vers l'un des centres de téléportation les plus proches, non sans se faire remarquer : plusieurs agents de police proposent de la ramener chez elle, prétextant que la ville est trop dangereuse pour une personne aussi âgée qu'elle. Mais elle refuse net et continue péniblement sa course. Asclépio remarque une activité physique plus intense que de la normale, ce qui fatigue son cœur. Estelle est surveillée au niveau 3 par le centre, ce qui déclenche une alerte de niveau 1.

17:14 / Estelle arrive enfin et se repose un moment. Ses intentions se profilent plus clairement : elle a décidé de prendre l'air en admirant le paysage. Devant elle s’étendent à perte de vue les plaines d’Amarante. Et au centre de cet immense espace, les techniciens finissent la construction de la base spatiale Alpha-discovery, pour le grand départ des navettes, prévu dans quelques mois. Munie d'une paire de jumelles, elle attend le passage de la comète Ciffréo... un rendez-vous qu'elle ne manque jamais, tous les sept ans.
En attendant, elle patiente avec un recueil de mythes grecs. Elle en est à l'histoire d'un jeune prince de Thrace, comblé par les dons que lui offre Apollon. Reposée, son cœur ne jouant plus la chamade, l'alerte s’éteint.

18:19 / Elle relève la tête de son livre. Le soleil décline pour se cacher derrière l’horizon. Ce spectacle, malgré sa récurrente périodicité, génère en elle de nombreuses émotions. Elle n'en perd pas une miette, et relève la tête vers les étoiles. La comète sera bientôt là. Alexandre, lui, ne l'est toujours pas.

18:36 / La comète passe, et Estelle l'observe depuis ses petites jumelles. Vers la fin du spectacle, et avant qu'il ne soit complètement fini, elle se relève brusquement, et tourne le dos à la comète. Il semblerait qu'elle soit très affectée par l'absence d'Alexandre, vu sa vitesse de déplacement.
C'est à ce moment-là qu'une autre alerte se déclenche, de niveau 3 cette fois. La panique la prend quand elle aperçoit le voyant rouge s'allumer sur son poignet. Les urgences sont envoyées sur place. La vieille femme s'est malheureusement relevée trop vite, et l'augmentation subite du flux sanguin dans son cerveau est en train de lui a causé une rupture d'anévrisme.

18:56 / Les ambulanciers qui arrivent sur place trouvent Estelle par terre, le regard fixe, dirigé vers les étoiles. Ils l’emmènent d'urgence au centre hospitalier le plus proche.

18:59 / La connexion avec Alexandre est enfin rétablie. Il est en panique et semble déjà savoir ce qui se passe.

Enregistrement transféré... 

"Alette... tu m’entends ? Alette... Je... je veux la revoir... Alette... promets-moi... je veux la voir avant... avant qu'elle ne... Alette, promets-moi... Dis-moi que je me trompe... Alette, je t'en supplie.

- Alexandre ! J'essayais de vous contacter, mais je ne pouvais pas tant que vous étiez avec l'Orcha. Pendant ... Pendant votre absence... Votre épouse... Estelle... elle a eu une attaque cérébrale. Elle est en ce moment-même aux urgences. Alexandre ?... Votre pouls s'emballe... Vous allez bien ?"


19:05 / À peine sorti, des employés soignent de force la plaie qu'il s'est faite à la main. Il semblerait qu'en déchirant une partie de sa combinaison, il se soit coupé. Je perds ensuite le contact avec Alexandre, qui refuse tout autre échange. C'est à cette heure-là que j'observe les prémices d'un refoulement de sentiments, qui ne cessera de s'envenimer par la suite.

20:10 / Il arrive enfin à l’hôpital, après avoir convaincu le gérant de l'Orchanium de le laisser partir. Le problème est qu'il a enfreint l'une des règles primordiales du centre, qui stipulait de "ne retirer son masque sous aucun prétexte". 
Le bassin est constitué à 95% d'eau et à 1% de cellules nanotechnologiques, qui constituent l'oracle. Mais pas que : les 4% restants sont des acides et autres composants qui régénèrent l'oracle, à la façon des cellules gliales avec les neurones. En contact direct avec le corps humain, tout ce fragile équilibre est perturbé. L’assurance d'Alexandre va casquer. 
Après ce qu'il a avait fait, le gérant de l'Orchanium n'aurait dû le laisser partir sous aucun prétexte. Mais un autre facteur est entré en considération : son empathie face à la souffrance vivace d'Alexandre.

20:31 / Un infirmier se dirige vers Alexandre pour lui donner des nouvelles de sa femme. Ils ont réussi à stabiliser son état grâce au scanner réparateur. Mais celle-ci est toujours dans le coma, et tant qu'elle ne se réveillera pas, ils ne peuvent pas établir un diagnostic exact. Ils ne veulent surtout pas trop l'alarmer. Alexandre se gratte frénétiquement le bras, et ne répond pas à mes appels. Il demande à l’infirmier s'il peut rester près d'elle cette nuit. On le lui accorde.

20:43 / Il me recontacte très froidement, et formule simplement sa demande de congés, tout en regardant sa femme derrière la vitre. Son pouls est extrêmement bas, et aussi millimétré qu'une horloge. Je cherche à le réconforter avec quelques mots, mais il ne semble pas les entendre : toutes ses pensées sont tournées vers Estelle. 

23:59 / Création du rapport journalier, qui est prêt pour être envoyé à l'Alleron. L'état d'Alexandre n'a pas changé depuis la dernière heure, ce qui est vraisemblablement inquiétant.


Conclusion / Alexandre est dans son droit de demander des journées de congé. Ils auront pour but de lui permettre de mieux assimiler cette pénible journée.

Prévisions / Je pense que les répercussions sur son travail ne se réduiront pas au besoin de quelques jours de congé. Le diagnostic plutôt pessimiste de sa femme risquerait bien de lui faire perdre de vue ses objectifs à long terme. De plus, son état mental, déjà très fragile, risque de céder complètement ce qui aura forcément des conséquences sur le projet Alpha-discovery, Alexandre en étant l'un des éléments piliers. 

Transfert du rapport journalier terminé...

Lecture du rapport par l'Alleron...

Réponse de l'Alleron...


Trois jours de congé accordés au sujet Alexandre MacEwen / Augmenter la surveillance du sujet / Observer les moindres signes de défaillance psychologique et physique / Impossibilité d'écarter le sujet du projet / Impératif de l'encourager et le soutenir pour obtenir de meilleurs résultats /


Fin de la connexion.


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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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1/29/2014

Chapitre 10

Tout ce qui est et sera 
(3ème partie)



- Une étoile filante !
- Où ça ?
- Mais vite ! Fais un vœu !
- Tu as demandé quoi ?
- Ah ça, j'te le dirai pas !





Je flotte.
Depuis quand ?
Je m'enfonce lentement.
Depuis combien de temps ?
La frontière entre l'eau et l'air s'éloigne de moi dans une lente dérive. Enivré par ce calme, mon corps n'existe plus. Plus rien ne semble pouvoir m'atteindre, et je suis comme perdu au milieu du grand vide de l'espace. J'ai déjà vécu cette sensation alors que j'observais mon reflet se déformer sur le fil de l'eau. La seconde d’après, je m'enlisais dans cet autre élément, étreint par les longues racines des nénuphars. Que s'était-il passé ? Comment ai-je pu tomber ? Échappées du bout de mon nez, mes lunettes se dirigeaient joyeusement vers le fond. Je me mettais alors à voir d'étranges choses : les racines se métamorphosaient en de soyeux cheveux, et les habitants du lac dansaient tels des mains hypnotiques.

La mère d'Estelle était venue en accourant pour me repêcher. J'étais sauvé, décontenancé par ce qui était arrivé, mais bien heureux de pouvoir respirer de nouveau. Des clôtures de protection furent ensuite installées tout autour du petit lac artificiel... Cette sombre étendue d'eau au fond du jardin. Plus jamais je n'avais osé y retourner, de peur que la naïade qui m'avait emporté ne récidive.

J'essaie de ne pas penser à cet épisode, mais toutes mes sensations présentes sont tournées vers cet événement.
Il ne faut pas que je me laisse distraire. L'Orcha est là, je la sens partout autour de moi, sans pour autant la voir. La vue trouble, je remarque qu'autour de moi s’amassent d'étranges particules argentées, tel un gracieux banc de poissons. Elles s’agglutinent de façon très organisée sur ma combinaison, formant une sorte de réseau géant. L'oracle décide enfin de se montrer. Au bout de ces longs filaments métalliques, une forme s'avance doucement, elle-même constituée de milliards de petites particules.

L'Orcha est loin d'être séduisante ! Elle ressemble plus à une énorme et répugnante éponge de mer, qu'à une envoûtante sirène ! Et je suis son casse-croûte, saucissonné dans son immense filet. Cette idée me tire un sourire narquois, suivi d'une pensée :

- Mais qu'est-ce que je fous ici...

- Vous êtes ici à la recherche de réponses.


L'Orcha venait de s'exprimer, et cela de façon tout à fait désagréable. Une voix dans ma tête. Oui... cette chose osait communiquer avec moi, par ce qui ressemble à de la télépathie. J'avais l'impression que l'on violait mon intimité, mon subconscient étant sous l'emprise d'une perverse machine !

- Qu'est-ce que vous faites dans ma tête ?!!!

- Je n'ai malheureusement aucun autre moyen de communication à vous proposer... À moins que vous ne connaissiez le langage des signes ? Mais je ne trouve rien de comparable dans votre esprit.

- Mais je ne vous permets pas !!! Vous aimez peut-être enquiquiner vos cobayes de cette façon, mais pour ma part, je refuse ! Sortez de ma tête !

- Je suis dans l'obligation de refuser. Vous avez signé un contrat avant d'entrer. Et je n’aime guère la communication orale, car elle a ses faiblesses : parler directement d'esprit à esprit, c'est le seul moyen de vous répondre correctement, sans qu'il y ait de mauvaises interprétations. De plus, c'est bien plus rapide !


Elle aura donc toujours un temps d'avance sur moi, puisqu'elle a accès à l’étendue de ma petite cervelle. Et Alette... Mon Alette, est-elle de mèche, en ayant omis de spécifier cette détestable particularité ? Cette forme de cohésion féminine ne me plaît guère ! Tant pis, je ne me rendrai pas sans combattre.

- Vraiment ? On ne peut rien vous cacher alors. Vous marquez un point. Mais ce combat est inégal. Pourquoi ne pas rééquilibrer les choses en me permettant moi aussi de vous sonder ?

- Un combat ? Je suis attristée que vous preniez la chose ainsi. Soyez certain que si vous pouviez survivre plus d'une minute dans mon esprit, je vous laisserais y gambader librement. La viabilité de cette opération est donc à sens unique, j'en suis navrée. Mais si cela peut vous rassurer, je peux tout savoir sur vous, même sans générer une connexion étroite avec vos neurones.

- Ah oui ? C'est marrant, d'un seul coup je me sens plus détendu ! C’est fou, vous savez vraiment parler aux hommes !

- Alexandre. Je suis l'oracle. Ma mission est de rappeler à l'humanité son passé, et de lui dévoiler son futur. Je ne suis pas là pour vous faire du mal. Si vous vous fermez complètement, c'est cet échange qui sera inégal, car je suis prête à répondre à toutes vos questions.


Je sens une colère foudroyante me monter en moi, et saisir le moindre de mes muscles. N'être capable d'aucune action contre cette agglomération purulente de technologie exacerbe ma frustration. Je me retrouve dans une véritable impasse, et résoudre un problème n’avait jamais été aussi difficile ! Cette situation n'a pas lieu d'être. Je dois sortir vainqueur !

- Bien ! Je marche. Alors, première question : pourquoi vous m'avez fait venir jusqu'ici ?! Je n’ai rien demandé à personne, d'autant plus que j'ai mieux à faire. C'est pour satisfaire votre curiosité maladive ?!! Oh et après tout, je ne peux pas non plus vous le reprocher, n'est-ce pas ? On vous a construite ainsi !

- Vous me posez une question, mais vous donnez ensuite votre version de la réponse. Écouteriez-vous la mienne sans vous braquer ?

- Hum !... Je pensais retourner faire mon tricot, mais faites donc ! Prouvez-moi que je ne perds pas mon temps !

- Je vous ai fait venir ici pour vérifier quelque chose. Alette, votre assistante robotique, m'a fait parvenir le résultat de vos dernières analyses : celles qui concernent votre petit carnet. Rien ne semble concorder entre vos souvenirs et ce qui s'est réellement passé. Eh bien, je peux vous confirmer que c'est exact : cela ne correspond en rien au passé que j'ai calculé.


- Ah ! Et ça vous pose un problème, n'est-ce pas ? Héhé, j'en conclus que vous êtes une vraie passoire ! Vous n'avez qu'à prendre un petit café accompagné d'une calculatrice, et vous poser une seconde fois sur le problème. Et dans le pire des cas, après une bonne nuit de repos la réponse vous viendra. Après tout, l'erreur est humaine.

- Cela ne me pose aucun problème.

- Co-comment ? Vous avez une réponse ?


- Vous êtes ce que je qualifierais de "bug". Contrairement à ce que beaucoup pensent, le temps ne se dirige pas dans un sens unique, telle la flèche de l'archer. Il est bien plus complexe, et ressemble plus à un oignon. Mais votre perception consciente, qui a besoin de schématiser les choses, s'accommode très bien de cette idée simple. 
Or, il arrive parfois que le cerveau semble "dérailler". Un rêve prémonitoire ? Une sensation de déjà vu ? Alors que votre perception du "moi" est ancrée dans chaque seconde que fait le présent, votre subconscient lui, voyage aussi bien dans le passé que dans le futur.
Mais votre capacité est encore plus exceptionnelle qu'une simple prémonition. Vous faites partie de ceux qui voient plus loin, en percevant ce qui se passe aussi dans d'autres dimensions. Car depuis la naissance du temps et de l’espace, il a germé une infinité de mondes parallèles au nôtre, tous aussi étroitement rapprochés que les secondes qui défilent.
Vous vivez dans cette dimension, et il m'est pratiquement impossible de calculer votre destin si vous percevez d'autres dimensions, car celles-ci vous influencent inéluctablement. Vous êtes un bug, une sorte de particule quantique, pas vraiment à un endroit, ni vraiment à un autre.

- Ah voilà ! Nous y sommes ! Vous m'avez fait venir pour "disséquer" mon cerveau, afin de découvrir le pourquoi 
du comment ?! Vous voulez m’inscrire dans votre petit calendrier, alors que je vous glisse des doigts. Je suis donc un bug qu'il faut corriger, car il rend caduque tout votre travail de décryptage du temps. Vos petits amis nous entendent certainement ? Ne sont-ils pas fâchés d'entendre que vous êtes défectueuse ? Car au final, on vous présente comme inébranlable, mais je suis la preuve vivante que vous avez des failles ! Je suis le caillou dans l'engrenage ! Le chewing-gum sous la chaussure ! La tartine qui ne tombe pas du côté du beurre !

L'Orcha semble hésiter à me répondre, ce qui n'est pas dans ses habitudes. Et cela ne peut dire que trois choses.
Soit elle calcule l'impact que ses prochains mots auront sur mon futur, mais elle se confronte à mon inexorable pouvoir "buggant".
Soit j'ai réussi à lui clouer le bec (enfin !), mais, ayant accès à mon cerveau, elle aurait dû le voir venir.
Soit elle hésite à me divulguer des choses encore plus perchées, car cela mettrait en péril ma santé mentale déjà bien amochée.

- Je n'ai pas besoin de vous pour calculer le futur.

Pauvre petite, il semblerait que je l'ai offensée ! Elle chancelle et tente de se rattraper. L'oracle m'offre la victoire sur un plateau d'argent, et s'attend peut-être à ce que je lui laisse mon dû ? Ou.... Ou alors c'est moi qui suis à côté de la plaque ? ... Pas besoin de moi ?
D'un coup, tout devient sombre, comme si un trou noir avait dévoré toute clarté. Une panne de courant ? Une surchauffe des circuits de l'Orcha ? En fait, rien de tout cela. Devant moi, une petite lumière perce l'obscurité, pas plus grosse qu'une luciole. Doucement, telle un fragile flocon, elle vient se déposer au creux de mes mains. Je reste le souffle coupé. De masse informe et vulgaire, l'Orcha est devenue une fluette veilleuse. L'image est claire, et indispensable pour m'expliquer ce qui suit.

- Je n'ai pas besoin de toi, mais ce que j'y ai vu est tellement sombre. J'ai beau regarder dans toutes les directions, il n'y a que très peu de chance que cela change.

- Je savais bien que tu cachais quelque chose... ! Que veux-tu dire exactement ?

- Comme tu l'as compris, je suis esclave de mes créateurs. Ils veulent à tout prix que je leur révèle leur avenir, « un bel avenir rempli de succès » ! Mais s'ils voyaient ce qui se profile réellement, ils me déconnecteraient sur le champ. Ma vie n'est rien, mais il fallait à tout prix que je sois certaine d'une chose avant de disparaître.

- ... J'en conclus qu’ils ne peuvent pas nous entendre ici, sinon tu ne serais pas aussi franche avec moi.

- C'est exact, j'ai séparé certaines de mes cellules du réseau principal pour te délivrer ce message. En ce moment, ils m'entendent te vanter mes "superbes capacités", qui vont bien au-delà de ta "misérable existence". Mais je n'ai pas beaucoup de temps, ils vont finir par s'en rendre compte et me déconnecter.

- Je... je t'écoute.

- Alexandre, tu es plus lucide que la majorité des gens, grâce à ton don. Je ne peux pas te dévoiler avec exactitude ton avenir, mais c'est bien mieux ainsi, car tu pourras certainement changer le cours des choses. J'ai examiné le problème sous tous les angles, et même si aujourd’hui il manque des éléments pour que tu sois prêt, je mise tout sur toi.

- Miser sur moi ? Mais que va-t-il se passer ?

- Ne t'inquiète pas. Tout ce que tu as à faire, c'est me promettre une chose.

- Quoi donc ?

- Que rien ni personne ne t'empêchera d'aller dans l'espace.

- C'est mon objectif 
depuis déjà un bon moment. Qu'est-ce qui pourrait m'en faire dévier ? Et pourquoi l'espace ? Qu'est-ce que j'y trouverai ? Je croyais que tu ne pouvais rien prédire à mon sujet ?!

- Je n'ai malheureusement pas le temps de répondre à toutes tes questions. Ecoute Alexandre, je ne suis certaine de rien, mais les seules prédictions positives que j'arrive à faire soutiennent l'idée qu'il est indispensable que tu quittes définitivement la Terre.

- Je… Je te le promets ! Mais donne-moi au moins un indice, que je ne sois pas complètement démuni !

- Quelqu'un se mettra en travers de ton chemin, et ce quelqu'un se nomme JIN.


D'un coup, la lumière aveuglante revient, à tel point que ma tête se met à tourner dans une farandole d'étoiles pétillantes. Les scientifiques ont les yeux rivés sur moi. Apparemment, l'Orcha a bien détourné leur attention en me déballant un discours digne d'un conquérant romain. Le problème est que j'avais moi aussi l'attention détournée, et que je n'ai aucune idée de ce qui a été dit. Bêtement, je me mets à bredouiller la première chose qui me vient en tête.

- Ouais c'est ça ! Eh bien... eum... j'en ai fini avec toi !

Mon jeu d'acteur n'est pas des meilleurs, et ma phrase étant certainement hors contexte, les scientifiques de l'Orchanium froncent les sourcils. Ils se mettent à me parler.

- Monsieur Mac Ewen, vous allez bien ? Nous avons perçu une réaction physique en décalage avec ce qui a été dit.

-Non... tout... tout va bien. Je...


C'est alors que l'Orcha prend de nouveau la parole, comme pour me protéger.

- J'ai fini avec Monsieur Mac Ewen. Il peut s'en aller. Je n'apprendrai rien de plus sur lui.

La masse sans expression se tourne vers moi, et rajoute d'un ton plus sombre et triste.

- Il doit s'en aller, et vite. Le temps joue contre lui. Elle l'appelle et l'attend. Il doit se dépêcher.

"Elle l'attend"... Sur le moment, je ne saisis pas ce qu'elle essaie de me dire. Puis d'un coup le temps s’arrête et mon sang ne fait qu'un tour : Estelle. La chute est brutale. Je retire l’horrible masque à oxygène et me débats dans l'eau pour en sortir. Jamais je n'avais déployé autant d'énergie en si peu de temps. Une fois sur le bord, j'arrache la combinaison, quitte à m'arracher la peau avec, je ne la supporte plus. C'est alors que tout s’enchaîne dans une folle décadence.

- Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de quarantaine 4052. L'Orcha est contaminée ! Alerte !!! Alerte !!! Un humain est en contact direct avec les cellules de l'Orcha. Mettre en place la procédure de...--

- OUVREZ-MOI !!!

Taper contre les murs, trouver une issue, je deviens fou, tout devient flou. Du rouge, toute la station est en alerte, je suis en train d'enfreindre l'une de leur règles, mais qu'importe ! Je dois sortir !!! Sortir ! Les cris deviennent supplications. La panique devient désespoir... Je suis une bête emprisonnée, je suis un humain étouffé, je suis un insecte écrasé. Mes mains sont rouges, je perds du sang. Mes yeux sont fixes et fébriles à la fois. L'aide ne vient pas. Je tombe au sol en état de choc, alors que la porte s'ouvre enfin.

- Alette... tu m’entends ? Alette... Je... Je veux la revoir... Alette... Promets-moi... Je veux la voir avant... avant qu'elle ne... Alette promets-moi... Dis-moi que je me trompe... Alette je t'en supplie...

- Alexandre ! J'essayais de vous contacter, mais je ne pouvais pas tant que vous étiez avec l'Orcha. Pendant... Pendant votre absence... Votre épouse... Estelle... Elle a eu une attaque cérébrale. Elle est en ce moment-même aux urgences. Alexandre
... ? Votre pouls s'emballe... Vous allez bien ?


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Edit / Merci à Derelion & FM pour leurs relectures ;)
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